« La sirène » fait partie de ces longs-métrages utilisant l’animation pour mieux parler d’une réalité historique dure tout en se confrontant à un besoin d’espoir constant. Nous avons eu la chance de discuter un peu avec sa réalisatrice, Sepideh Farsi, sur tout ce qui anime un film aussi admirable.
Qu’est-ce qui vous a motivée dans la création « La sirène » ?
Une grande motivation était de recréer l’Iran de cette époque. Abadan n’est pas ma ville mais j’ai beaucoup rêvé d’elle à cause de cet épisode qui était très important dans l’histoire de la guerre. C’est par là que la guerre commence, la ville va être assiégée rapidement, c’est une résistance civile très forte. Ça fait penser à ce qu’il se passe en Palestine, à Gaza : une population civile enfermée par une armée. Eux, ils n’étaient pas seuls, il y avait quand même l’armée iranienne, mais la résilience des civils était quand même très importante. Tout cela nous a apporté beaucoup d’énergie, toutes ces petites histoires, ces anecdotes, ce que les gens faisaient, la façon dont ils résistaient. C’était mon adolescence aussi donc c’était une façon pour moi de revenir à mes années, pas d’insouciance car je l’ai perdue à cette période-là, mais j’avais l’âge d’Omid quand la guerre a éclaté à un an près. C’était une sorte de retour vers l’adolescence, la jeunesse et l’enfance avec tout ce que ça comporte.
Comment est venue l’intention de créer ce film en animation ?
L’animation permet de garder une bonne distance pour parler de choses terribles qui sont très difficiles à montrer en prises de vue réelles. C’était impossible pour moi de recréer tout ça en studio. De toute façon, je ne peux pas retourner en Iran depuis assez longtemps. Quand bien même j’aurais pu y aller, ce n’est pas le genre de cinéma qui m’anime justement, si je puis dire ! (rires) Sans jeux de mots, les films lourds avec effets de guerre et effets spéciaux, ce n’est pas mon genre de cinéma. L’animation permettait de déjouer cela, de le montrer différemment, qu’on ait ces effets-là, qu’on voie et vive la guerre mais en même temps pas en ayant recours à des choses très lourdes en production tout en faisant un film plus intimiste.
Certaines séquences de rêverie, comme celle avec Goldorak, renforcent un besoin d’espoir se confrontant à la réalité des faits. Je ne veux pas utiliser le terme « léger »…
Mais qui casse le côté dramatique.
Exactement !
Complètement ! Le second degré et l’humour, c’est ce qui permet aux gens de survivre dans une situation d’urgence aussi extrême. C’est comme ça que les gens tiennent quand on est en prison ou en guerre. Ce sont ces petites plaisanteries, ces petites choses qui permettent à chacun de tenir. Je voulais vraiment que le film soit à la fois drôle et dramatique. Ces séquences-là en font partie. Notamment ici, quand il se prend pour Goldorak. C’est déjà une référence, l’animation dans l’animation. J’étais sûre que ça allait marcher du tonnerre car avoir un personnage comme ça avec Omid qui devient un héros, où il se personnifie en héros, c’est exactement ce qu’il fallait. J’ai fait des recherches et j’ai vu qu’à cette époque-là, Goldorak était diffusé à la télé irakienne mais pas en Iran. Il y a beaucoup de choses qui étaient interdites en Iran mais la télé irakienne, pour ce type de choses ou les films indiens, étaient moins regardants à ce genre de programme. Les Iraniens du sud captaient la télé irakienne et j’ai donc imaginé ce moment où tout le monde arrête de faire quoi que ce soit comme les moments de match de foot où tout s’arrête et tout le monde regarde le même match d’un côté et de l’autre de la frontière. Du coup, là, c’était ça, tout le monde regardait « Goldorak ». Ça permettait à Omid de faire sa mission et en plus, en se prenant pour un héros, ça développe plusieurs aspects.
Peut-on discuter de la technique d’animation du long-métrage, assez particulière ?
Il y a une partie du style visuel qui est directement lié à l’univers graphique de Zaven Najjar, qui a dessiné le film. Et puis, avec lui, une fois que la décision a été prise pour collaborer, on a fait des choix. Il y a des choses qui ne faisaient pas partie de son univers qu’on a laissées. Je ne lui ai jamais demandé d’aller à l’encontre de son style naturel parce que je l’avais appelé pour ce qu’il faisait. Lui m’a aussi suivi dans beaucoup de choses que je voulais. On s’est vite mis d’accord qu’on n’allait pas avoir de profondeur de champ, que tout allait être net et qu’après on allait travailler différemment en composition avec l’aide de calques de lumière, de poussière, de fumée, créer de la matière sans faire de changement de focus, de mise au point. Tout est net, on a toujours de la netteté parfaite. Ce sont des choix visuels qui définissent le style : le choix de la gamme chromatique, réduire un peu pour insinuer indirectement l’enfermement et la restriction de la ville assiégée. On a enlevé certaines couleurs, la gamme n’est pas complète. Je suis allée cut dans le montage, il n’y a pas de fondu. Il y a des choix comme ça qui ont contribué à définir ce style visuel. Après, je trouve que c’est toujours plus fort quand on ne fait pas d’exception, qu’on crée une grammaire et qu’on s’y colle jusqu’au bout. Je vois des films qui passent d’un style à un autre mais je trouve ça toujours un peu dommage. Quand on est vraiment dans un univers qui est cohérent, je trouve qu’on emporte mieux le spectateur qui ne se pose plus la question du style. On a essayé de créer un monde dans le monde.
Comment a été fait ce travail sur les souvenirs et les personnages amenant cette tangibilité réaliste passionnante dans le film ?
« La sirène » est quand même une œuvre de fiction. Ça part de personnages et de faits réels mais installés dans un arc narratif fictionnel car la fin du film n’aurait pas pu exister. C’est marrant car la scène du début, le foot avec le missile, Javad Djavahery, l’auteur du scénario, l’a proposée. J’ai dit oui, c’est resté comme le début du film. La scène du rituel est arrivée plus tard, c’était ça avant qui commençait le film quand on a écrit le scénario. Une fois que le film était fini, il y a eu plusieurs personnes qui sont venues nous voir en disant qu’ils l’ont vécu alors qu’on a inventé cette scène. Ça correspond à leur vécu et c’est ça qui est fort ! Par la fiction, quand on a une logique qui colle à une expérience vraie de gens qui ont vécu des situations, même quand vous inventez avec le ressort de la fiction, ça correspond à des choses que des gens ont vraiment vécues. Au moins trois personnes sont venues nous voir à des endroits différents du monde pour nous parler de ça. C’étaient des Iraniens qui avaient 12 ans ou 15 ans, jouaient au foot et tout d’un coup, un missile est passé au-dessus de leur tête. C’était extraordinaire à entendre car c’est une scène inventée. C’est quelque chose que j’avais déjà vécu avec un autre film qui s’appelle « Red rose », qui parle d’une histoire d’amour intergénérationnelle entre une jeune militante et un homme plus mûr de la génération d’avant qui avait aussi été dissident, brimé, etc. Quand le film est sorti, on reçoit des témoignages de gens qui ont vécu la même histoire, comme une jeune femme qui avait eu une histoire d’amour en pleine révolte. Ça brûlait de partout dehors, les gens étaient en train de manifester et tout d’un coup, il y avait une histoire d’amour au sein d’un appartement mais elle avait été initiée par la révolution qui avait lieu à l’extérieur. Ce truc-là, ça paraît abracadabrant mais une fois que le film était fait et qu’il circulait, des gens nous écrivaient pour dire qu’ils avaient vécu la même chose ! (rires) La vie est plus invraisemblable que la fiction !
« La sirène » regorge de plans aériens, réduisant les personnages à une nature minuscule face aux destructions de l’affrontement. C’était essentiel pour vous d’avoir ce rapport d’échelles pour parler du conflit ?
Oui, d’une part pour la raison que vous venez de citer, c’est-à-dire mettre l’humain dans son échelle face à l’immensité de la situation et du paysage, et de donner vraiment à voir l’horizon. Par ailleurs, j’aime bien dynamiser en cassant le rythme dans le découpage du film en général. Dans le storyboard déjà, j’ai demandé aux boardeurs de passer des plans très larges à des plans très serrés, de montrer l’ensemble avant d’aller sur un détail précis en montrant quelque chose de tout près, que ce soit une photo, un mégot de cigarette ou un ballon, avant de passer dans un plan extra large. Les plans aériens sont aussi les points de vue de l’avion avec les attaques aériennes. Il y a tout un tas de choses comme ça car on a pas mal de plans larges frontaux mais ils ne sont pas tous aériens. C’est vrai que ça dynamise pour moi et ça donne une autre perspective.
En parlant justement de perspective, le panneau de fin est particulièrement cruel dans ce qu’il rappelle l’aspect vain du conflit, surtout quand on n’y connaît rien à la situation. À quel point était-ce important pour vous de ramener cette réalité des faits, comme pour un public peu au courant de ces événements ?
Surtout pour un public qui n’y connaît rien ! Même nous, on a tendance à oublier qu’il n’y a pas eu de dédommagement, de changements à la frontière ou d’un point de vue territorial. Dans le meilleur des cas, ce qui va se passer en tout cas dans le cas de l’Ukraine (ce qui va se finir je l’espère bientôt), on va revenir aux frontières historiques du pays et ça n’aura servi à rien. Alors peut-être que ça ne se passera pas comme ça mais dans le cas Iran Irak, ça a été le cas. C’est ça l’absurde et l’idiotie de la guerre. Ça part pour de mauvaises raisons et ça fait énormément de dégâts avant de revenir à la fin à un statu quo. Ça montre aussi que ça aurait pu ne pas avoir lieu. C’était important pour moi de mettre ce carton pour dire qu’on aurait pu se passer de cette guerre. Lorsqu’on voit de quelles bêtises est capable l’homme pour rien, ce rien qu’on prend dans la figure, ça veut dire que toutes ces actions militaires, de propagande et tout ça, ne servent à rien. C’est important parfois de se demander ce qui se serait passé si une guerre ou un événement ne s’était pas passé, comment on serait aujourd’hui si ça n’avait pas eu lieu. On se le demande beaucoup dans le cas de l’Iran avec la révolution de 1979. Le compte à rebours historique est quand même fascinant et effrayant.
Merci à l’équipe d’Anima pour cet entretien et au distributeur belge Lumière pour les images.