Christophe Honoré fait sans aucun doute partie sdes grands noms du cinéma français contemporain, par sa personnalité et son approche émotionnelle singulière. Sa venue au BRIFF pour parler de son dernier long-métrage, « Marcello Mio », constituait donc une belle opportunité d’échanger avec lui.

D’où est venue l’envie de « Marcello Mio » ?

C’est toujours un peu compliqué car ce sont des choses qu’on s’invente après le film : « Ah oui, un jour je me suis réveillé et je me suis dit que j’allais faire ça ». Alors que très souvent, malgré tout, on pense à une dizaine de films et puis, comme une course de chevaux, il y en a un qui finit par prendre le pas sur les autres. Je pense que, malgré tout, ça fait plusieurs films où j’essaie de travailler la différence entre la personne et la personnalité, des rapports sur l’identité et les métamorphoses de celle-ci, sur comment on peut se réinventer soi-même. Soudain, j’ai eu cette idée, un peu travaillée avec Chiara, sur son héritage et de me dire qu’il y avait la possibilité de faire un film autour du cinéma mais en ayant en tête une direction très particulière qui était les acteurs et actrices au cinéma et je me suis mis à réfléchir à cette idée. Comment Chiara, qui est une actrice insensée et que je trouve être une très grande actrice, porte sur son corps-même les traces de Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni et est-ce que ces traces commencent à être un masque pour elle derrière lequel elle peut se cacher ou est-ce, au contraire, des blessures ? Tout ça paraît très théorique mais c’est comme ça qu’est née cette idée de se dire qu’on parle d’identités et métamorphoses à travers le cinéma par cette idée-là. Il fallait évidemment l’autorisation de Chiara avant de commencer à écrire la première ligne du scénario. Je me disais qu’elle allait me le renvoyer à la figure alors qu’elle a répondu que c’était drôle. Je n’ai pas pensé que c’était drôle sérieusement (rires). Elle m’a dit que si j’arrivais à faire de sa vie une comédie, ce serait super. C’est elle qui m’a donné la tonalité du film, l’idée de traiter cette question-là dans le cadre d’une fantaisie, d’un film avec un charme un peu léger. Le film s’est écrit assez rapidement.

C’est intéressant car il y a une certaine fragilité qui ressort de ces acteurs/personnages. Je pense notamment à Fabrice Luchini qu’on rêve d’avoir comme meilleur ami après avoir vu votre film. Est-ce qu’eux-mêmes appréhendaient de jouer de cette identité ?

Si parce que soudain, surtout au cinéma, vous êtes protégés, il y a le quatrième mur. Vous voyez, au théâtre, quand on demande à un acteur de s’adresser au public, vous brisez l’illusion de la pièce qui est en train de se jouer. Ils admettent soudain qu’ils ne sont que des acteurs dans un théâtre. Ça crée souvent une énergie au théâtre mais les acteurs ne veulent vraiment pas de ça au cinéma. Ils ont besoin, pour pouvoir s’exprimer, de se dire qu’ils sont dans une fiction absolue. Quand vous allez voir des acteurs en disant qu’ils vont porter leur propre nom et avoir leur propre métier, je pense que ça les a rendus un peu fébriles. Après, je n’ai pas le même rapport avec tous les acteurs du film. Comme on a déjà fait beaucoup de films ensemble avec Chiara et Benjamin (Biolay), je crois qu’il y avait une confiance établie entre nous. Je ne connaissais pas du tout Fabrice Luchini. Étrangement, il n’avait pas peur de jouer Fabrice Luchini. Lui ne comprenait pas pourquoi il devenait ami avec elle, pourquoi il voulait tant cela. Il essayait de trouver comme ça des ressorts dramaturgiques. Melvil (Poupaud) avait très peur, on ne se connaissait pas du tout. Il se demandait pourquoi il était le méchant, pourquoi il n’était pas d’accord. Je lui répondais alors que c’est de la fiction. Le réel du film n’est pas du tout le nôtre, c’est très trouble. Les gens vont être convaincus que tout ça a un caractère presque documentaire alors que pas du tout. Catherine, elle, c’était différent. Je pense qu’elle l’a fait parce qu’elle a vu que c’était un rôle important pour sa fille et que je sais qu’elle est très admiratrice de Chiara actrice. Mais au début, elle a grogné. Elle ne voulait pas jouer Catherine Deneuve. Elle me disait que lorsqu’on arrive à un certain âge, on demande toujours de jouer Catherine Deneuve en gros. Donc je pense qu’ils avaient tous une appréhension mais que ça crée étrangement une solidarité entre eux et une espèce de tendresse absolue. Ils avaient besoin d’être en confiance les uns avec les autres et chacun estimait, pour une raison comme pour une autre, qu’il était le chevalier servant de Chiara, pour la protéger car ils avaient conscience que c’était elle qui jouait le plus avec le feu et ils avaient raison.

C’est touchant cette solidarité parce que votre film est nourri par un fantôme, avec cette récurrence dans votre cinéma du manque et de la perte. Comment garder une certaine couleur dans ce questionnement sur l’être perdu ?

C’est vrai… Je crois beaucoup à ça, que ce soit une pièce de théâtre, un roman ou un film. Je vais dire quelque chose d’absolument stupide mais pourquoi créer quelque chose qui n’existe pas ? S’il y a bien une chose qui n’existe pas, c’est un livre, un film, une pièce de théâtre, c’est-à-dire que personne ne vous le réclame et vous allez faire advenir soudain quelque chose d’attendu par personne. Donc pourquoi aller chercher l’énergie de faire exister quelque chose qui n’existe pas ? Je crois que chez moi, ça répond très souvent à cette idée de faire revenir quelque chose, qu’il y a un manque et que peut-être la littérature, le théâtre ou le cinéma ont ce don de faire revenir. Je suis en même temps très lucide : on ne fait jamais revenir les gens. Je crois que le film, même s’il a un trajet de l’ordre de la comédie, il y a un moment où Chiara fait face à l’idée qu’il n’est pas revenu. Ce que j’espère par contre, c’est que le spectateur a des sensations très étranges de déjà vu où il a presque l’impression que Marcello est revenu à travers le corps de Chiara. Parce que soudain, on croit reconnaître une attitude vue dans un film, de manière très éphémère dans le film. Le film essaie d’avoir une espèce de contrat avec le spectateur où le réel du film n’est pas qu’ils s’appellent Catherine Deneuve ou Luchini, qu’ils sont acteurs et qu’ils habitent dans les quartiers qu’on imagine, … ça, il n’y a pas de réel là-dedans. Le vrai réel, c’est le corps de Chiara et pourquoi, sur son visage même, dans son regard, dans son sourire, on a l’impression de voir quelqu’un d’autre qu’on ne connaît qu’à travers les films donc qu’on ne connaît pas. C’est vrai que cette possibilité-là à un moment, que les fantômes… Il y a cette définition très reprise par Serge Daney, « Ils franchirent le pont et les fantômes revinrent à eux », je crois beaucoup en cette idée-là : que le cinéma est un art divinatoire avec un côté « Esprit, es-tu là ? » avec un côté enfantin quand on mettait les mains sur la table en croyant qu’on allait communiquer avec les esprits. Il suffit d’y croire pour qu’il se passe quelque chose et qu’on ait vraiment peur. Je crois que le cinéma ressemble très fortement à cette activité-là : on sait que c’est faux, on sait qu’on est dans cette activité. Il n’empêche que le temps de la séance -ce qui est drôle car c’est le même mot pour la séance de cinéma et la séance de spiritisme-, on a vraiment peur, on est vraiment émus à l’idée qu’on a fait revenir quelque chose.

Cela résonne avec ma scène préférée du film, la recréation de la dispute dans un restaurant de poissons. Comment est venue cette idée avec notamment ce mouvement de caméra ?

C’est très particulier car, effectivement, je connaissais cette anecdote. Je savais que Melvil, qui était un amoureux de Chiara quand ils étaient adolescents, a passé des vacances en Italie avec Chiara et Marcello et que la seule fois où ce dernier l’a engueulé, c’est quand il a commandé des lasagnes dans un restaurant, en le traitant notamment de touriste. « Tu ne vas pas non plus manger une pizza pendant que tu y es ? » (rires) Il l’a crucifié en lui disant que jamais il ne pourrait lui confier sa fille s’il ne savait pas manger. Cette anecdote assez drôle, qui circule entre Chiara et Melvil, est publique car je l’ai déjà lue dans une interview donc je n’avais pas l’impression de profaner un truc de vie privé. Pour la mettre en scène, j’ai voulu revenir sur des choses de cinéma avec cette idée qu’il vient lui rendre visite dans une loge. Vous vous rendez compte que les parois de cette loge se métamorphosent. Ce n’est pas un hasard : quand Melvil Poupaud a commencé au cinéma à 14 ans, c’était avec un cinéaste que j’aime beaucoup, Raoul Ruiz, qui fait beaucoup ça : les décors, comme les décors de théâtre, s’éloignent souvent. Je me suis donc dit qu’ils vont être dans une loge de cinéma et qu’au moment où ils se retrouvaient, c’était comme si l’imaginaire de Melvil le renvoyait dans le cinéma de Raoul Ruiz et que soudain, le décor se métamorphose et ils se retrouvent dans une rue en Italie. Cette rue, je vous le dis mais personne ne sait et tout le monde s’en fout, est une rue qui est dans le film « 8 et demi », la rue où atterrissent à un moment Claudia Cardinale et Marcello Mastroianni à la fin du film. Elle joue une actrice, lui un metteur en scène. Il prépare soi-disant un film en disant qu’il a un rôle pour elle, ils sont en voiture, finissent par arriver dans une petite rue et Claudia commence à comprendre qu’il n’y a pas de rôle pour elle et que le film n’existe pas. Cette rue existe, elle est à une heure de Rome. J’ai fait chier les régisseurs italiens pour la retrouver et on a tourné toute la conversation où on finit par refaire la dispute, où j’ai mis des répliques qui viennent de Fellini. Ce qui était très troublant, c’est quand on est arrivés dans cette petite rue de village, on est tombés sur des vieilles personnes de 70 ans qui nous ont dit que la dernière fois que des gens sont venus, c’étaient quand elles étaient enfants pour le film de Fellini. On était très troublés, on a beaucoup picolé ce jour-là ! (rires) Chiara est passée d’une personne à l’autre, ils nous attendaient car c’est vraiment une petite rue d’un petit village. Soudain, la fabrication de notre film venait rejoindre l’histoire du cinéma mais aussi la vraie mémoire des personnes ayant assisté au tournage. Tout cela mettait en scène le fait qu’on rejouait un souvenir de Melvil Poupaud avec l’idée de travailler sur l’ombre de Chiara en Marcello. Toutes ces choses très souterraines, le film est construit comme ça dans un système d’analogie, de références et d’échos, peut-être de façon trop sophistiquée, et à aucun moment, je ne me suis dit que les spectateurs allaient reconnaître la rue de « 8 ½ » mais il n’empêche que j’ai beaucoup embêté mon chef op pour que ce soit les mêmes cadres, les mêmes éclairages, … Il y a un moment où une table apparaît au milieu et, si vous revoyez le film, vous verrez que c’est le même plan. J’ai ennuyé mon chef déco pour que ce soit la même nappe. C’est juste pour dire que je crois beaucoup, et je ne suis pas ésotérique en disant ça, que les films se répondent les uns aux autres, que mon film aujourd’hui de 2024 répond à ce film de Fellini des années 60, et c’est notre plaisir de cinéphile en fait de savoir que tous les films tissent une espèce de tapisserie générale qui se répond sans cesse. Tarantino répond à Fellini qui répondait lui-même à un autre film. Encore aujourd’hui, nos films sont hantés par les films des gens qui ont fait des films avant nous, il y a plein de fantômes dans nos films. Ce film, « Marcello Mio », est particulièrement hanté. Ce n’est pas un truc de références, on s’en fout du côté fétichiste même si on l’est tous en tant que cinéphiles. On sait bien que le cinéma travaille notre mémoire. C’est ça que j’ai essayé de faire dans ce film : le trouble de la frontière. Le cinéma n’est pas une activité artistique comme les autres, l’illusion est trop forte. Quand vous êtes au théâtre, que vous faites un livre, un opéra, une sculpture, une peinture, on sait bien qu’on est devant un objet qui représente le monde. Au cinéma, on peut soudain oublier qu’on est devant un objet qui représente le monde et que la vraie vie est là. Le film essaie d’interroger ça, je crois.

Votre film confronte en effet l’immatérialité du souvenir et la matérialité du corps, comme dans cette scène avec les différents Marcello à la télévision italienne.

Vous avez raison parce que c’est vraiment … C’est drôle parce qu’il y a une psychanalyse à faire. Je me suis retrouvé un jour dans un cabinet de psychanalyse parce qu’un ami m’a dit que je devais voir quelqu’un et qu’on m’a reçu. La psychanalyste m’a dit qu’elle avait vu mon film et qu’il y a quelque chose qu’on appelle dans les analyses le réel, en me disant que mon film était un grand film sur « le réel », en disant que le réel est le corps, celui de Chiara qui est l’enjeu du film. C’est pour ça que Chiara est dans une place aussi particulière dans le film. Quand je parlais de chevalier servant, le film raconte ça. On a tous une garde rapprochée, qu’on soit acteurs ou non. Il y a souvent une ou deux personnes de notre famille, un ou deux amis, avec un peu de chance un ou deux anciens amours, formant une garde rapprochée de 5, 6 personnes qui, quoi qu’on fasse, seront là. Là, la garde rapprochée de Chiara, c’est Catherine Deneuve, une actrice mais aussi sa mère, Benjamin Biolay, un chanteur mais le père de sa fille, Melvil Poupaud, son amour quand ils étaient lycéens, … Vous voyez ce que je veux dire ? On peut avoir l’impression que c’est une garde rapprochée d’acteurs mais en fait non. Je crois que le film essaie aussi de cerner ça : qu’est-ce qu’une garde rapprochée quand quelqu’un, à un moment, dérive. La fiction du film, c’est ce personnage de femme qui commence à dériver vers des eaux assez dangereuses, pas innocentes ou inconséquentes en tout cas. Le film a cette part de fantaisie et j’espère qu’il est un peu joyeux mais on voit bien que ce n’est pas exactement rien ce qu’elle fait. Ce n’est pas parce qu’elle souffrirait d’être « la fille de », on s’en fout en fait. C’est juste quelqu’un qui, soudain, se persuade qu’elle n’est rien. C’est d’ailleurs ce qu’elle dit quand elle rencontre ce militaire anglais et c’est pour ça que j’avais besoin d’un personnage qui vient comme ça -pour le coup d’une fiction avec « Les nuits blanches » de Visconti. Il lui dit « Vous, c’est quoi votre vie ? » et elle répond qu’elle n’a pas l’impression de vivre tellement en ce moment. On sait bien comment c’est dangereux quand on a des gens qui n’ont pas l’impression de vivre leur vie, qui vivent à demi. Je crois beaucoup à ça en fait, cette idée que c’est un corps qui se perd. C’est pour ça qu’elle est très cruelle et en même temps drôle. Elle en est réduite à être un sosie de son père, dans une société de spectacle, et à la limite, on pourrait trouver que ce n’est pas le meilleur des sosies de la ligne. Ça, cette idée de qui on est tous le sosie, je crois que c’est une vraie question qu’on se pose. Ça veut dire qu’on est tous le fils de, la fille de. Est-ce qu’on est le sosie de nos parents, de nos oncles ? Quand on est cinéaste, on se pose la question. J’ai fait « Les chansons d’amour », à ce moment-là, est-ce que j’étais le sosie de Jacques Demy ? Les gens projettent ça. Dans la vie réelle, quand on vit une histoire d’amour, les gens aiment nous rapprocher de notre copain ou notre copine, de devenir le sosie de la personne dont on est tombé amoureux. Je crois que le film parle vraiment de cette identité-là qui s’impose à nous et de cette injonction. J’ai vu ça de nouveau avec Chiara à Cannes, alors que le film raconte ça, pointe comme cela peut être violent pour elle. Les interviews redisaient qu’elle était le sosie de Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni, on lui rebalançait ça à la figure, comme si elle ne pouvait pas exister. C’est flagrant car c’est une fille d’actrice et d’acteur ultra célèbres mais c’est quelque chose qui touche tout le monde en fait : comment résister à cette injonction de la société, des gens autour de nous, à être quelqu’un d’autre que ce qu’on est.

Merci à Heidi Vermander de Cinéart ainsi que l’équipe du BRIFF pour cet entretien.