Elle est jeune, elle est espagnole et à l’âge de 25 ans seulement, Rosalía Vila Tobella dispose de toutes les qualités pour devenir une future icône. Cette jeune chanteuse originaire de Catalogne a d’autres cordes à son arc. Elle écrit ses chansons, les met en scène dans des clips vidéo somptueusement travaillés, les interprète en dansant sur scène et bien plus… Un retour sur son ascension, son dernier album et ses critiques s’impose.
Un début de carrière fracassant
La jeune femme débutera sa carrière professionnelle comme danseuse, participant à de nombreux festivals dédiés. Peu à peu, elle travaillera avec des artistes et se produira notamment en première partie de grands noms du monde du flamenco. Sa carrière musicale prendra une nouvelle tournure lorsqu’elle présente son premier album intitulé Los Angeles. S’inscrivant dans le genre du Nouveau Flamenco, ce disque témoigne des qualités vocales de Rosalía. Il développe une atmosphère basée sur les chants en espagnol et les instruments traditionnels du flamenco. Des titres comme Catalina, son premier single ou encore La hija de Juan Simon lui permettront de recevoir de bonnes critiques d’un public tout de même spécialisé.
La propulsion au rang de star
Bien qu’une carrière soit lancée, celle-ci n’atteignait pas encore un large public. Le 30 mai 2018 sort un nouveau single, sa chanson la plus connue à savoir Malamente. Les statistiques de Youtube s’affolent, le clip est visionné plusieurs millions de fois dès la première semaine, attirant également la presse musicale internationale. A partir de ce moment, la machine de guerre est lancée mais surtout, impossible à arrêter. Le 2 novembre de la même année, l’album El mal querer est disponible. Deux semaine plus tard, il remporte deux Latin Grammy Awards. Et si son succès n’a toujours pas atteint vos tympans, peut-être que vous aurez la chance de la découvrir au cinéma. Elle jouera dans la dernière production du réalisateur espagnol Perdo Almodóvar, Douleur et gloire.
Un album pensé dans son intégralité
Si les critiques sont aussi bonnes concernant ce coup de maître, ce n’est pas pour la qualité du single phare uniquement. Comme l’explique la chanteuse en personne, El mal querer est un projet conceptuel. Cela signifie que durant les 18 mois de création Rosalía et son équipe ont imaginé les titres, leur interprétation scénique, les visuels et même les clips qui accompagneront les morceaux. Cet album gagne également en profondeur lorsqu’il est lu sous le prisme du roman occitan du XIII ème siècle Flamenca. Cette oeuvre traite d’un triangle amoureux. Il donne une importante place à l’introspection du personnage principal pour la première fois dans l’histoire du roman. Cette oeuvre a donc inspiré Rosalía au point de créer son album symétriquement. A l’écoute du disque, un numéro suit le titre de la chanson. Il s’agit d’une référence au découpage du roman, permettant ainsi de traiter le thème de la relation toxique, autant dans son horreur que sa puissance.
Malamente ( chapitre 1 ), entre symbole et clairvoyance
Le premier chapitre de cet album, autrement intitulé » augurio » pour augure. En plus d’être un single, c’est une histoire à part entière bourrée de références. Son auteur explique sur la radio Beats1 sa signification. Au-delà des symboles, la musique traite du moment précis où l’on comprend comment se terminera l’aventure avant même qu’elle n’ait commencée. Cet univers crée le début de l’identité de Rosalía, à base de décors urbains et de véhicules.
Parmi les symboles, viennent d’abord ceux en rapport avec la culture hispanique et gipsy. Cela se traduit par les tenues de toreador ou encore la tension des plans oppressants de femmes dans des camion. Il est très intéressant de noter le lien entre le mot et l’image tout au long de ce métrage, mettant également en valeur le champ lexical de la fatalité. Que ce soit l’accident de voiture, les plans qui étouffent ces femmes dans des véhicules, l’image du taureau qui mourra quoi qu’il arrive à la fin de l’acte de la corrida, tout est matière à prévoir la toxicité qui résultera de cette union. Le registre religieux est aussi présent. Dissimulé sous un tatouage, une croix ou une personne vêtue entièrement de manière à évoquer l’endoctrinement, il participe à donner un caractère malsain aux relations qui se dessinent peu à peu.
Une analyse plutôt poussée sur la création sonore du morceau nous amène à féliciter Rosalía pour son ingéniosité. Ce titre mélange avec brio la culture traditionnelle flamenco ( avec la mélodie et les » Tra, tra! » ) avec des tonalités très urbaines, rappelant des beat plutôt classiques, quoi que le hi-hat soit remplacé par des clap traditionnels.
Pienso en tu mirá ( chapitre 3 ), la consécration d’un univers
Ce troisième morceau ayant pour thème la jalousie, toujours en rapport avec le roman occitan cité au-dessus continue de créer une identité tant musicale que visuelle à cette chanteuse. En jouant sur les métaphores, on aperçoit une troupe de femmes vêtues de noir. On peut les imaginer symboliser la peur de se fondre dans la masse aux yeux de la personne que nous aimons. Les armes montrées à l’image s’inscrivent autant dans la lignée d’un style urbain que le symbole de moyens démesurés pour lutter contre la jalousie. La femme réunit les éléments nécessaires pour devenir une femme puissante, un nouveau symbole.
Onze chapitres pour un message intemporel
Nous pouvons conclure des autres pistes qui composent cet album que le travail sonore est maîtrisé. Il va jusqu’à se relier à l’imaginaire créé autour de Rosalía. En plus de revisiter, dépoussiérer les différents styles du flamenco, la chanteuse catalane se sert des effets de notre époque comme l’autotune ou le sample pour créer un assemblage unique en son genre. Nous saluons en particulier l’idée de sampler le bruit du moteur d’une moto dans De aquí no sales pour ensuite traiter l’essence comme métaphore de la toxicité des disputes conjugales. Le clip de ce quatrième chapitre permet par la même occasion de dénoncer la violence conjugale et l’emprise qu’une personne peut avoir sur une autre, dépassant le simple contact physique.
Enfin, sur les autres pistes, il s’agit d’une formule assez similaire mais qui s’approprie toujours plus d’éléments issus de la culture espagnole ( les moulins de Don Quichotte, La Maja vêtue de Goya dans le clip de Di mi nombre… ) sans pour autant être dans la juxtaposition de référence. Il s’agit plutôt de rendre hommage à une culture qui n’a jamais été sur le devant de la scène. Cet usage ne dessert pas pour autant le projet, bien au contraire: il aide à une construction réfléchie d’un univers.
La thématique centrale de l’album est elle aussi d’une profondeur plaisante. Il y a une certaine volonté de montrer qu’à travers les âges, l’amour reste le même, il reproduit les mêmes schémas, différents seulement par leur époque. D’une pierre deux coups, Rosalía propose un message universel qu’elle peut également transposer dans un siècle secoué par un sexisme persistant. La thématique de la femme est analysée en profondeur et sous toutes ses coutures. On observe d’une part, une chanteuse qui se forge une image d’icône à travers des visuels teintés d’images religieuses. Mais d’autre part, on constate aussi la réalité de certaines femmes considérées comme des objets comme le souligne avec justesse le clip de Bagdad. Ce titre est en référence à un bar de strip-tease de Barcelone et reprend le tube Cry me a river de Justin Timberlake.
Un succès qui dérange
Malgré son jeune âge, Rosalía fédère déjà un public grandissant aux quatre coins du globe. Mention spéciale pour ses passages dans des festivals de renom comme Coachella ou encore Lolapalooza au Chilli. Elle sera également présente à l’édition 2019 du festival parisien We love green et à la vue de l’émotion qu’elle suscite en Espagne, nous ne pouvons être qu’impatients.
Pourtant, des voix se sont élevées contre elle, l’accusant d’appropriation culturelle, d’objet formaté par les grands réseaux de distribution ( Sony entre autre ) et de déshonorer la culture autour du flamenco.
Mais ne serait-ce pas, au contraire, le plus merveilleux des hommages qu’une jeune génération puisse faire à ses prédécesseurs? Rosalía a grandi dans une région catalane, où la danse et la culture gitane étaient omniprésents. Ne jamais parler de tous ces codes qui l’ont aidé à se construire serait même une triste conséquence de la mondialisation qui tend souvent vert une uniformisation de la culture.
Ce qui nous amène au second point, la question économique. Signer un disque chez un grand label est-ce être un vendu pour autant? Il est certain que l’histoire est plus belle si on atteint le succès alors que personne ne nous a aidé. Mais cette critique semble de mauvaise foi dans le sens où Rosalía affirme avoir été libre de tous ses choix dans cet album. De plus, l’album Random access memories de Daft Punk a été réalisé avec Sony, nous ne le détestons pas pour autant.
Le triomphe de la culture hispanique?
En conclusion, nous défendons l’espoir que cette jeune femme au fort caractère continuera dans cette perspective. On pouvait la penser comme une alternative au reggaeton, style plutôt mainstream. Or, sa récente collaboration avec le papa du style colombien J Balvin témoigne d’un amour pour une culture qui n’a jamais été autant exposée. Nous louons ce rare aspect positif de la mondialisation et espérons entendre un peu plus de sonorités encore connotées world music dans la culture de masse.