Souvenez-vous. Un film de science fiction sortait sur les écrans en 1982 et faisait un four au Box-Office américain. Le budget s’élève à environ 28M$ mais le film n’en rapporte que 32M$. L’accueil français est plus enthousiaste avec 2 millions de spectateurs mais le film est destiné à finir dans les rayons soldes des vidéoclubs. Le film ressortira deux fois en salles en septembre 1992 (director’s cut) et en octobre 2007 (final cut) mais sans atteindre des scores faramineux. Depuis, Blade Runner a fait du chemin, passant de bide à chef d’oeuvre du cinéma universel, précurseur d’une esthétique futuriste maintes fois copiée et mètre étalon du film de SF adulte et philosophique. Retour sur une belle histoire de cinéma et un film passionnant.
Un réalisateur qui marche sur l’eau
Ridley Scott a commencé sa carrière de réalisateur cinéma en 1977 avec un premier opus marquant: les Duellistes. Keith Carradine et Harvey Keitel ne cessent de s’affronter au cours de duels à mort au temps des épopées napoléoniennes. L’esthétique du film est (déjà) sublime avec des plans calqués sur les grands tableaux classiques. Paysages de petits matins embrumés, splendides lumières de soleil couchant, plans au cordeau, le film est un ravissement pour les yeux. Les deux soldats se combattent sous le seul motif de l’honneur, inutile mais nécessaire. Les us et coutumes du XVIIIe/début XIXe siècle paraissent bien lointains vu d’aujourd’hui… Ancien réalisateur publicitaire, le génial faiseur anglais commence sa carrière dans le cinéma sur les chapeaux de roue avec un film formellement éblouissant.
Et ce n’est que le début! En 1979 suit Alien le 8e passager. Sigourney Weaver affronte l’immonde créature extraterrestre et cruelle au cœur d’un vaisseau spatial. Le monstre n’apparait que tardivement sans que la tension n’en souffre. La tension est permanente, le stress est palpable. C’est innovant, ça fonctionne parfaitement. Le film marquera les esprits. Ridley Scott va-t-il pouvoir continuer sur cette lancée bien longtemps? Le meilleur reste pourtant à venir avec son chef d’oeuvre absolu Blade Runner sorti en 1982.
Un tournage complexe et polémique
Quand Ridley Scott décide d’adapter l’ouvrage de Philippe K Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? il ne sait pas encore toutes les difficultés qu’il va devoir affronter. Cette histoire d’ancien policier obligé de reprendre du service dans le Los Angeles de 2019 pour chasser des réplicants humanoïdes échappés de leur colonie spatiale et condamnés à mort pour cause d’infraction à l’interdiction de retour sur terre. Le pitch pourrait donner lieu à un énième film d’action lambda. Mais le réalisateur a d’autres idées en tête. Il cherche à interroger le spectateur sur l’humanité comparée du chasseur et du chassé. L’arrière fond philosophique est omniprésent et donne une dimension universelle au long métrage. Le personnage principal Deckard est interprété par Harrison Ford. Devenu star du jour au lendemain par la grâce de sa prestation de Han Solo dans Star Wars en 1977, il se laisse tenter par ce film de SF. Mais il ne comprend pas ce que Ridley Scott attend de lui. Il imagine son personnage en chevalier servant, courageux et dénué de défauts. Mais ce n’est pas la vision du réalisateur… D’où débats et querelles… mais c’est un temps éloigné, Ridley et Harrison ont collaboré pour la sortie de Blade Runner 2 réalisé par Denis Villeneuve. La hache de guerre semble bel et bien enterrée.
Un monde futuriste foisonnant
Ridley Scott imagine un avenir pessimiste avec une pollution omniprésente qui créée une atmosphère poisseuse quasi perpétuelle. Les firmes industrielles dominent l’économie et les investisseurs japonais ont pignon sur rue dans les Etats-Unis de demain.
Ridley Scott imaginait un avenir où l’occident connait une crise de civilisation, anticipant les temps présents, avec d’évidentes différences, Ridley n’était pas non plus un devin omniscient… Pour imaginer les technologies futuristes, l’auteur Philippe K Dick était très ambitieux. 2019 est arrivé et pas de voitures volantes à l’horizon ni de flingues supersoniques. D’un point de vue économique, si les capitaux japonais sont arrivés en masse dans le LA futuriste, des immeubles entiers semblent abandonnés et une crise du logement s’est installée avec des buildings décrépits témoins des temps anciens et abandonnés. La population est mélangée, les races se côtoient dans un melting pot certes apaisé mais en désordre perpétuel. Le film n’évoque pas la place des états mais la présence omniprésente de multinationales qui dirigent la conquête spatiale et orientent certainement les choix nationaux. Le privé a pris le pas sur le public, le capitalisme sort vainqueur de la guerre de l’évolution. Et se prépare à remplacer des humains imprévisibles par des humanoïdes en tous points identiques… A noter que le regretté dessinateur français Moebius a participé à l’édifications des décors et du design. Le créateur de l’Incal avait certainement de très bonnes idées pour densifier l’atmosphère du film, la preuve. Avant Blade Runner, Ridley et Moebius avaient déjà collaboré pour Alien. Ancien publicitaire Ridley Scott accordait une importance primordiale à l’image. Il est donc normal de le voir s’inspirer de Métropolis, 2001 ou du tableau Nighthawks d’Edward Hopper pour l’atmosphère obscure qui s’imprime durant tout le film.
Des humanoïdes parmi nous
Deckard est rappelé par le chef de la police pour faire la chasse à des réplicants revenus sur terre. Décrits comme dangereux et nuisibles pour la race humaine, le réalisateur laisse planer l’ambigüité sur leurs intentions. Sont-ils seulement des psychopathes sanguinaires ou ne sont ils pas plutôt motivés par des intentions… très humaines? Dotés d’une espérance de vie limitée, ils reviennent sur terre pour exiger une rallonge de temps de vie. Travailleurs infatigables des colonies spatiales, ils ne sont pas censés se mélanger à la population humaine. Leur retour suscite une réaction violente et une sentence claire: la mort. Deckard ne réfléchit même pas au bien fondé de son action. Chaque identification entraine l’exécution sommaire. Même d’une balle dans le dos. Est-ce l’attitude d’un héros? Le personnage mérite-t-il l’admiration du spectateur? Ridley Scott insinue le doute dans l’esprit du spectateur… le gentil n’est peut être pas celui que l’on croit…
Un héros complexe
Harrison Ford prête ses traits au chasseur de réplicants, un Blade Runner efficace et sans pitié. Il est passé maitre dans l’art du test de Voight-Kampf seul capable de discerner les humains des humanoïdes. L’objectif est de susciter une accumulation d’émotions chez des êtres qui se trahissent via des signes uniquement visibles par la machine très vintage utilisée par les testeurs. Avec son accordéon qui semble lui donner une respiration, la machine semble presque aussi humaine que le réplicant… ou de l’humain. Les scènes avec le héros alternent entre longues marches dans un environnement urbain toxique et son intérieur calme et apaisé. Un piano trône dans son salon avec des dizaines de photo posées dessus. Pas de femme ni d’enfant, le héros semble dénué de sentiments. C’est un grand professionnel, un combattant de l’ère moderne, à la limite de l’humain…. Quand il rencontre le personnage de Rachel (Sean Young), il la confond d’entrée, découvrant qu’elle est une réplicante qui s’ignore. Son créateur Edon Tyrell lui a inséré des souvenirs de synthèse dans son esprit. Elle se croit humaine car il est passé maitre dans l’art de la dissimulation. Ce qu’elle croit avoir vécu n’est qu’un leurre. Ses souvenirs d’enfance ont été inventés ou empruntés à une autre. Du fait de son statut de réplicante, elle est tout aussi passible de mort que les réplicants débarqués de l’espace. Sa relation avec Deckard est faite d’ambigüité, il se prend d’affection pour elle, voir d’amour, jusqu’à la protéger. Leur lien est étrange… un humain peut il tomber amoureux d’une humanoïde? A moins que…
Des réplicants complexes et très humains
Le chef des répliquants Roy Batty est interprété par Rutger Hauer pour un rôle qui aurait du lui ouvrir tout grand les portes des plus grands films. Il est pourtant resté inexplicablement cantonné à des rôles oubliables dans des films d’action. Il parvient à donner une profondeur prodigieuse à son personnage, tour à tour brute épaisse ou compagnon rigolard, seulement motivé par un temps de vie qu’il souhaite voir augmenté. Son acolyte Pris (Darryl Hannah) servait de créature de plaisir dans les colonies spatiales, ainsi que Zhora (Joanna Cassidy). Etres intelligents et résistants, il ont la capacité de prendre le pas sur l’espèce humaine, d’où leur dangerosité et la volonté des autorités de les éliminer. Une durée de vie trop longue pourrait leur donner l’occasion de mener une révolution. Pourtant, le Blade Runner fait le poids face à eux. Persévérant, intelligent, il débusque Zhora puis les autres renégats. Le combat final face à Roy Batty est un modèle du genre. Le méchant sauve le gentil d’une chute mortelle, signe de son humanité…
SPOILER SPOILER SPOILER
La fin du film ne cesse de créer la controverse. Les répliquants renégats ont tous été éliminés. Deckard est chez lui avec Rachel et son aimée est passible de mort, tout comme Deckard s’il ne la remet pas aux autorités. Tandis qu’ils décident de s’enfuir, Deckard voit un origami en forme de petite licorne sur le pas de sa porte. Or le spectateur a déjà vu la passion du policier Gaff (Edward James Olmos) pour ces pliages de papier. Et l’image d’une licorne est déjà apparue en rêve à Deckard…. La thèse la plus répandue serait que Gaff connait la nature profonde de Deckard et le contenu de son esprit… artificiel. Deckard serait donc lui-même un réplicant d’où son habilité à chasser les renégats. Egal à eux, il a pu les poursuivre et les éliminer car il est lui même doté d’une force prodigieuse. Voilà, c’est une thèse qui fait jaser dans le landernau des fans du film.. Je me range derrière elle car il est fort possible que Ridley Scott ait insinué ce degré approfondi d’ambiguïté dans un film qui n’en manque déjà pas.
Une musique éternelle
Autre élément significatif pour faire rentrer Blade Runner dans le club très fermé des films cultes ( l’American Film Institute l’a d’ailleurs inclus dans son classement des 100 plus grands films américains de tous les temps en 2007 à la 97e place): sa musique. Vangelis à la baguette offre une partition électronique de toute beauté avec une puissance qui densifie l’atmosphère oppressante du film. Les scènes cultes sont légion dans ce film, avec cette omniprésente musique passionnée…
La postérité de Blade Runner
Difficile d’énumérer tous les films que l’on pourrait ranger dans la catégorie des descendants directs de Blade Runner. En vrac: Strange Days, le 5e élément, Judge Dredd me sautent aux yeux mais il y en a d’autres. AI, Ghost in the Shell, Total Recall, Cloud Atlas. Devenu culte, Blade Runner influence le cinéma contemporain et notre vision pessimiste d’un avenir rempli d’incertitudes.
Et maintenant, la suite?
La production de Blade Runner 2 a comblé beaucoup de fans avec un casting comprenant notamment Harrison Ford, Ryan Gosling, Carla Juri, Jared Leto, Robin Wright. Denis Villeneuve à la baguette devait éviter l’écueil du film commercial pour proposer une vision personnelle et ambitieuse entrevue dans le premier volet. Ridley Scott a participé à la préparation du film, point positif. Maintenant, le film divise, c’est plutôt un bon point.
Un film magique
La fameuse phrase de Roy Batty Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme les larmes dans la pluie. Il est temps de mourir a été ajoutée par l’acteur lui-même pour donner une impression plus tragique à la fin de son monologue. Ridley Scott l’a acceptée, bien lui en a pris. Le pluie tombe, le répliquant a sauvé Deckard de la chute mortelle, il pourrait l’achever mais il sent que la mort approche. Alors, comme un vieux sage, il s’assoit et disserte sur le sens de la vie. Et sur la vanité des choses. Blade Runner a acquis cette dimension au delà du format filmique. Les références sont foisonnantes, le cours de l’évolution est mis en abime comme un avertissement à notre époque actuelle. Et le constat est accablant. La technologie n’a pas atteint un tel point d’avancement tandis que la pollution, elle, existe bel et bien. Les intérêts privés ont pris le pouvoir vient un monde de la finance omniscient et l’intérêt donné aux humains est devenu plus ténu que jamais.
Les différences avec le livre
Le livre de Philip K Dick est sorti en 1976 et situe l’intrigue en 1992 après un cataclysme nucléaire. L’ouvrage met l’accent sur la place centrale de la TV et du divertissement dans la société de demain… ou d’aujourd’hui…. ou même d’hier. La plupart des espèces animales ont disparu. Deckard est présent et doit pourchasser les Nexus 6 revenus sur terre pour obtenir une récompense et améliorer sa situation. Le livre insiste sur l’attitude passives des androïdes qui se laissent tuer sans offrir de résistance, assimilant leur retrait à une exécution plus qu’à un combat pour la survie. Le livre fait insiste sur un personnage (dont le nom a été modifié dans le film) John R. Isidore qui accueille les Nexus 6.
La fin du livre est très différente du film. Grâce à ses primes, Deckard s’offre le luxe suprême: un animal, en l’occurrence une chèvre noire. Lui et sa femme (oui, il est marié). Ultime péripétie, Rachel en fuite fait disparaitre la chèvre noire.
Intrigue assez similaire avec le film mais avec des différences notables. Le livre insiste sur le questionnement de Deckard quant à la différence entre les humains et les Nexus 6. Comme dans toutes les bonnes adaptations, Ridley Scott s’est approprié l’ouvrage et en a livré une version différente et personnelle. Passionnante.
Et maintenant…
Si vous n’avez pas encore vu le film, vous savez ce qu’il vous reste à faire…