« Les fantômes » constitue une des propositions les plus fortes du cinéma français récent, récit d’espionnage au drame soutenu avec une tension qui ne lâche jamais. Si le long-métrage est déjà sorti le mois passé en France, il débarque dans les salles belges ce 21 août, ce qui nous a permis de discuter au mieux avec son réalisateur, Jonathan Millet.

D’où est venue l’envie de tourner ce long-métrage ?

Je viens plutôt du documentaire. J’ai fait plusieurs films qui parlent de l’exil et j’avais envie de faire le film « d’après », c’est-à-dire qui raconte ce qui reste ancré dans le corps, dans la mémoire, le trauma, l’inconscient, la douleur, ce qu’on garde en soi après avoir vécu la prison, la guerre, le deuil. Donc, j’avais vraiment un projet de film sur l’invisible, quelque chose qu’on ne peut pas filmer et montrer, et je me demandais comment je pouvais raconter ça, c’est-à-dire pouvoir suivre quelqu’un, en France par exemple, dans sa vie de tous les jours, et qu’on comprenne, rien qu’en l’observant, ce que la personne a vécu comme événement traumatique et comment ça reste ancré dans sa vie. En l’occurrence, j’ai rencontré beaucoup de syriens réfugiés de guerre. Certains parlaient de la prison, des bombardements, des pertes et des deuils. C’était encore ancré dans leur corps et j’essayais de raconter ça mais je ne trouvais pas de façon juste pour mettre la caméra. Cela ne devenait que de la parole. Je ne trouvais pas le bon angle. Mais après avoir passé des mois avec eux, je commence à entendre parler des cellules secrètes. Et là, je me renseigne, je me documente, je commence à comprendre ce que c’est et je me fais totalement emporter par ce sujet-là en me disant que c’est absolument l’histoire que je veux raconter et que je vais pouvoir mettre tout mon travail sur les traumas dans ce film-là. C’est vraiment parce que je me suis retrouvé un moment à entendre des dizaines de témoignages que j’entends ça et que je me dis que cette histoire me semble une promesse de cinéma, l’idée de cellules secrètes qui cherchent des criminels dont ils ne connaissent pas le visage.

La scène d’ouverture est assez révélatrice des intentions du film : on est dans un cadre totalement sombre nourri uniquement par du son avant que des formes humaines ne commencent à s’y distinguer. On est finalement face à des spectres qui recherchent leur vie à nouveau.

Tout à fait ! En fait, pour moi, la scène d’ouverture sert à deux choses. La première chose, c’est presque un pacte avec le spectateur, c’est-à-dire qu’on lui dit que tout ne va pas être montré. Il va y avoir du son, des sens, mais il va falloir aussi se figurer et imaginer. La scène d’ouverture demande aux spectateurs de faire un tout petit effort vers le film car il ne sera jamais trop explicite ou souligné donc ça demande à ce que tu viennes un peu vers le film et après, on pourra aller très loin ensemble. Je pense que c’était nécessaire car je voulais toujours faire un film pas didactique, qui laisse de la place aux spectateurs. Ce long temps dans le noir vient dire que ça va aussi se jouer dans le son, qu’on ne va pas tout montrer et, en même temps, qu’il n’y a pas de mystère incroyable, de choses cachées, … tout est là. On peut tout comprendre mais les choses ne sont pas dites. La deuxième chose importante pour moi dans la scène d’ouverture, c’est de raconter que tout ce qu’on va filmer après est chargé de ce ton et de cette gravité-là, c’est-à-dire que c’est une question de vie ou de mort. On a un personnage qui était au milieu de personnes qui sont mortes, lui-même a failli mourir. Donc tout ce qui se passe après est à vivre à cet endroit-là d’intensité et d’enjeu. Du coup, cette charge-là fait que, lorsqu’il s’assoit sur un banc, on sent qu’il ne va pas séduire la fille à côté de lui. C’est comme si ça donnait le ton de tout ce qui allait suivre et que ça nous permettait d’orienter le film vers sa gravité, le ton thriller, ça nous donne la direction à suivre.

Comment s’est passé le travail sonore du film ?

Les chocs les plus forts que j’ai eus au cinéma étaient quand j’ai imaginé les choses. C’est quand les films me laissent un tout petit espace dans lequel je peux me figurer les choses. Je crois que tout ne doit pas être montré. Le cinéma est bien sûr l’art du visuel mais on ne doit pas tout montrer et laisser une place aux spectateurs. Encore une fois, sur la question de la torture, je crois que montrer une image un peu pourrie de flash-back de torture, on n’a pas besoin. Par contre, créer les conditions pour que le spectateur imagine la pire image de torture pour lui dans sa tête, ça crée quelque chose qui reste. Ça ancre le spectateur dans le film et l’image sera toujours plus forte que ce que je peux faire. Donc, j’ai l’impression que le son vient pour guider, c’est-à-dire guider ce qu’on n’a pas besoin de mettre à l’image, et aussi pour nous placer dans la perception du personnage, dans sa tête, au plus profond de ses pensées. Je suis toujours déçu de sentir que, même dans de grands films, le son n’est pas autant utilisé que ce qu’il faudrait. Souvent, on parle de réalisateurs avec du style, ça se ressent beaucoup à l’image et c’est très graphique, mais en son, c’est assez rare qu’il y ait des intentions hyper marquées et tranchées. Pourtant, je trouve que c’est un outil absolument incroyable et formidable qui conduit à complètement orienter des séquences très simples avec un son très particulier. Dans notre cas précis, sur « Les fantômes », ça nous permet de raconter où en est le personnage dans ses pensées. Si on est tous les deux là à se parler et que le seul son qu’on entend, c’est du bruit au loin, on sent bien que tu n’écoutes pas ce que je dis, que tes pensées sont ailleurs et que tu es perdu. On est complètement dans ta tête rien qu’en comprenant ce que tu écoutes. Le son permet exactement de saisir où est l’esprit du personnage. Donc le son nous permet de nous immerger totalement dans ses pensées.

Le rapport politique de ton long-métrage est particulièrement puissant, d’autant plus avec le contexte actuel. Est-ce que c’était d’autant plus important ce sujet, notamment dans une période où de nombreux politiciens jouent sur la peur du réfugié ?

Oui. Disons que… Je ne le vois pas sur cette année-là car ça fait dix ans que je fais des films sur l’exil, et donc du coup sur des réfugiés, des exilés. Je le vois comme quelque chose de plus large. Mais ça fait dix ans pour moi que l’image du réfugié est utilisée en France pour faire peur donc ça s’inscrit complètement là-dedans dans le fond. En tout cas, l’envie que j’ai, c’est qu’avec les modestes moyens du cinéma, on peut se dire qu’il est possible de réhumaniser ou du moins personnifier les exilés qui sont souvent, même dans les journaux qui tentent de les défendre, racontés comme quelque chose d’abstrait. « Les syriens » ou « 30 % des familles syriennes », comme des chiffres ou des notions abstraites. Dans mes documentaires comme dans ce film, j’ai envie de raconter des prénoms, des histoires, des gens qui ont des parents, des enfants, des aspirations, des désirs, montrer que chaque exilé a un parcours différent, qu’aucune généralisation n’a de sens et que chacun est singulier. Surtout, ce film, dans un schéma un peu plus classique, le personnage principal pourrait être un journaliste français qui sert de relais. Pour moi, c’était hyper important que les héros du film soient les syriens, parce que c’est ça qui s’est passé dans la vie, et se dire en tant que spectateur qu’on s’identifie extrêmement bien à un personnage et que le fait qu’il soit syrien n’empêche pas cela. Il est prof, il a un rapport avec sa mère, un autre rapport avec les autres, … Il fallait personnifier et faire de ces syriens des héros de cinéma. Je crois que c’est aussi une des choses qui m’a conduit à ne pas vouloir faire ce que d’autres font très bien, que ce film sur l’exil soit un peu drame un peu plombé mais, au contraire, faire un film comme ceux que j’ai en tête et qui m’emportent, comme le cinéma américain des années 80, où on voit des citoyens ordinaires qui deviennent des héros. J’avais envie de faire de ces exilés des citoyens ordinaires qui deviennent des héros. Il se trouve que c’est ce qui est arrivé en vrai, c’est ce que ce film montre et c’est ma manière de contribuer à ma manière à un débat sur la figure de l’exilé : personnifier et ne pas avoir besoin d’un personnage tampon français, réhumaniser et héroïser ces héros.

Quelles ont été les discussions avec ton acteur principal, Adam Bessa ?

On a beaucoup travaillé sur les gestes car, dans le fond, son personnage parle très très peu et souvent, quand il parle, il ne peut pas dire la vérité. C’est un film sur le mensonge, il ment beaucoup. Du coup, l’endroit où on a envie de le caractériser énormément, vu que c’est un film de détails où on dit aux spectateurs d’être très attentifs à tout, on va travailler à fond sur les gestes pour que, à sa façon de ne pas mettre son dos contre le dossier d’une chaise, on comprenne qu’il a des cicatrices. À sa manière d’être toujours en mouvement, on comprend qu’il n’a pas le temps et que son obsession le travaille. Il fallait trouver assez de gestes pour exprimer constamment ce qu’il a dans sa tête et qu’il soit évident pour les spectateurs sans qu’il ne le formule. On a donc fait un énorme travail là-dessus. De son côté, lui a vraiment voulu s’immerger dans les récits de prison, de témoignages et de torture, pour tout comprendre, tout connaître, tout avoir en tête et vraiment s’immerger dans la noirceur et que ça transpire de lui. Comme je ne voulais pas qu’il surjoue, il fallait qu’il s’immerge de tout ça et que ça ressorte par petits à-coups.

Cela fonctionne très bien, notamment dans la fameuse scène du repas avec une tension particulièrement puissante. Ça rappelle du De Palma dans la manière dont elle est découpée…

Est-ce qu’il n’aurait pas fait un plan-séquence ?

Je ne suis pas sûr, ça aurait été trop performatif pour ce que la scène raconte.

Peut-être. En tout cas, ça n’est pas un plan-séquence mais c’est du temps réel. Cela amène quelque chose pour le spectateur où on comprend ça. Sur cette séquence en particulier, quand on la répète avec les deux comédiens, on ne travaille que sur les gestes, les silences et les temps comme, quand ils vont se parler, ils ne peuvent pas jouer ce qui se joue dans leurs têtes puisqu’ils essaient d’avoir la conversation la plus dégagée possible, sans enjeux, la plus naturelle et quotidienne. On a écarté ça, on a seulement répété la scène dans leur manière de s’arrêter, de manger, de parler, de se regarder, pour avoir suffisamment d’éléments pour comprendre tout ce qu’il se passe dans leur tête. Globalement, dans la tête d’Hamid, c’est « je vais craquer, je vais lui sauter dessus, je vais m’effondrer, ce n’est pas lui, au contraire, c’est lui, je doute, je n’y crois plus, je doute, je ne vais pas tenir, il essaie de me piéger, il m’a découvert ». Il y a vraiment mille étapes et j’avais envie d’en faire une vraie scène. C’est vrai que j’ai beaucoup de films en tête où il y a une vraie scène, où tout s’arrête, comme dans la vie. On vit plein de choses et puis, il y a un moment fort, le temps se distend, il n’existe plus rien d’autre autour et on vit la situation pleine, plongée et forte. Ça m’intéresse donc vachement qu’on puisse retranscrire ça au cinéma et j’aime bien que ça donne une intensité, une puissance. Donc, il fallait de la durée et tous les éléments pour que les spectateurs comprennent exactement ce qu’il se passe dans leur tête à tous les deux et, du coup, si la scène fonctionne, elle ne se passe que dans la tête du spectateur. « Oh, je comprends qu’il va faire ça. » « Oh, il va craquer ! ». Mais à l’image, il n’y a rien. Donc c’est vraiment un jeu à trois entre eux deux et le spectateur qu’on a inclus dedans. Du coup, c’est le prolongement de tout le film, c’est-à-dire qu’on a chargé et posé tous les enjeux, on a raconté comment notre personnage pouvait craquer, et là, ça se concrétise. C’est la scène où ça ne peut pas avoir lieu. On l’a vu frapper sur les murs, se déchirer, et là, on a peur qu’il le refasse. Et ça ne fonctionne que dans la tête du spectateur.

Le long-métrage est déjà sorti en France en juillet avec des retours élogieux. Comment as-tu vécu cela ?

Pour moi, vraiment, c’est le film que j’avais envie de faire mais il relevait aussi du pari car il ne fonctionne qu’une fois toutes les couches mises en place. On tourne une scène mais je sais qu’au montage, il faudra rajouter du son, de la musique et tout ça pour que la scène fonctionne. Le film n’a été qu’en cours de travail et il n’a fonctionné qu’à la toute fin du processus. Il y a vraiment eu quelque chose où je travaillais à vue, avec quand même des idées de ce que ça allait donner. Dans un film plus classique où deux personnages se parlent et où tout s’exprime dans leur jeu, tu vois que le jeu est bon, tout est bon donc ça va donner une bonne scène. Mais là, c’est tellement sur tout ce qu’on doit charger pour que la scène fonctionne, avec le travail sur le son qu’on doit rajouter, ça fait que j’ai vu le film à un moment fonctionner, une semaine après il était projeté et la critique s’en emparait. Donc ça a été un grand bloc et ça a été hyper fort et joyeux dans le fond. J’ai vécu tout ça avec beaucoup de joie et de bonheur, d’abord parce que j’ai l’impression qu’il a été bien compris. Quand je dis « compris », je veux dire que les gens ont pris le temps de bien le voir, de s’y plonger et de débusquer des thématiques enfouies, que toute mon idée de ne pas avoir besoin de souligner et de croire en la capacité du spectateur à être intelligent s’est vu se révéler là et j’ai trouvé ça super. Ensuite, en France, il a été à notre échelle un grand succès, pour le distributeur et pour moi, avec beaucoup de spectateurs. Donc on s’est dit que c’était hyper joyeux. Quand, à la base, je parle de faire un film sans comédien connu, à moitié en arabe sur la torture, on ne se dit pas que tout va s’enchaîner aussi bien que ça donc c’est hyper heureux. C’est vrai qu’en cinéma, quand un film marche bien, on se dit que c’est chouette car beaucoup de très bons films passent sous les radars, il y a beaucoup de films qui existent. Le fait qu’il existe autant en France a été un vrai moment d’épanouissement.

Quel est le point du film que tu aimerais souligner ?

C’est vrai que je suis content sur le film de parler du son car c’est un endroit où j’ai voulu explorer des choses et qui me donne envie d’aller dix fois plus loin pour les films d’après. C’est comme si je tâtonnais un peu à un endroit et que ça m’ouvrait des portes infinies pour la suite. J’ai eu le sentiment de faire vivre un récit en étant dans la tête d’un personnage. Ça me fascine. Je vois bien que j’ai posé plein de petits repères sur lesquels j’ai envie de poursuivre, comme par exemple les langues qui se mêlent. C’est un truc vraiment important pour moi sur la manière dont quelqu’un n’est pas le même en fonction de la langue qu’il parle. D’ailleurs, Hamid est plus retenu quand il parle en français parce qu’il maîtrise moins alors qu’il a une voix chaude qui s’ouvre en arabe. Pour raconter le monde d’aujourd’hui où les langues se mêlent, c’est quelque chose qui m’intéresse. Je vois trop de films s’enfermer dans des petits carcans : « Tiens, on est un film français donc on ne parle qu’en français avec des comédiens français ». Je vois aussi cette idée de visage nouveau, qui est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Quand je parle de visage nouveau, je veux dire que moi, en tant que réalisateur, je trouve ça hyper intéressant d’aller filmer des gens que je n’ai pas vus dans mille autres films, de me dire « tiens, on vient créer ensemble une imagerie ». Même la question de la tension : j’ai essayé de me demander qui me faisait vivre les choses avec plus de force dans les films que j’aimais bien et je me suis rendu compte que, plus on retenait les choses, plus elles étaient intéressantes, ne pas montrer tout de suite, prendre tu temps. Je vois bien, par exemple dans les films d’horreur aujourd’hui, qu’il y a ceux qui jouent du jump scare et de la surprise et ceux qui distendent énormément le temps. On voit le méchant qui arrive très lentement. Cette question de la retenue me fascine et je vois comment elle peut être utilisée dans tout type de films. J’ai l’impression d’avoir touché du doigt toute la chaîne de fabrication. J’ai envie maintenant d’amener une étape plus haute pour la suite.

Merci à Heidi Vermander de Cinéart pour cet entretien.