Après avoir été acclamé pour son exceptionnel « La Nuit du 12 », Dominik Moll nous replonge dans un récit de police française avec « Dossier 137 », suivant une membre de l’IGPN en pleine enquête sur des violences commises envers des gilets jaunes.

D’où est venue l’envie de vous lancer dans « Dossier 137 » ?

Ça part de l’envie de continuer d’explorer l’institution policière que j’avais entamée avec « La Nuit du 12 ». En fait, je ne pensais pas un jour que j’allais m’y intéresser parce que, dans tous mes films précédents, même s’il y avait des crimes, je faisais tout pour qu’il n’y ait pas la police. Tout d’un coup, de mettre le nez dedans et d’essayer de comprendre son fonctionnement, même dans ses aspects les plus ingrats, ça m’a vraiment plu. Là, l’IGPN, la police des polices, est une institution qui m’intrigue depuis un moment parce qu’on n’en sait rien, qu’il n’y a jamais eu de films dessus, qu’il n’y a jamais eu de polars à ce sujet. Je me suis donc demandé ce qu’il y avait derrière tout ça. Je savais que d’une part, les enquêteurs et enquêtrices de l’IGPN étaient très mal aimés par les autres policiers qui les considèrent comme des traîtres tout en étant critiqués par certains médias qui estiment que leur travail est mal fait étant donné qu’ils sont vus comme juges et partis. Donc je voulais imaginer ce personnage de fiction qui se trouve dans cette situation inconfortable, pris entre deux critiques et qui doit là-dedans faire son travail. C’était intéressant pour moi d’avoir ce point de départ pour une enquête et pour une fiction. Il y a eu cet intérêt pour l’IGPN mais lié aussi à l’envie que ce soit à une affaire de maintien de l’ordre et non de corruption. Ça reste intéressant aussi mais ça reste au sein de l’institution policière alors que le maintien de l’ordre pose des questions de rapport police-citoyen, ce que je trouvais intéressant à explorer. C’est venu un peu de ces deux mouvements là.

Il y a aussi un point qui est intéressant, c’est la vision de l’image amateure, que ce soit par les images de manifestation ou celles des personnages apportant un autre regard. Dans une période où l’on est constamment filmé, il y a un rapport à la vérité qui se dessine aussi dedans.

C’est une des choses qui m’a frappé avant même d’attaquer l’écriture du scénario. J’avais fait 4 mois de recherche et de documentation mais aussi une immersion de plusieurs jours à l’IGPN à Paris. Une des choses qui m’a frappé dans les affaires de maintien de l’ordre, mais tel qu’on pouvait le constater en lisant des articles journalistiques sur des affaires emblématiques de violences policières, est l’importance des images. C’est-à-dire que les enquêtrices et enquêteurs passent beaucoup de temps à essayer de trouver les images, de les sécuriser, de les scruter, de les décortiquer pour voir s’ils vont trouver à un moment donné un plan qui pourrait éclairer l’affaire sur laquelle ils enquêtent. Ce que je trouvais très cinématographique, c’est que c’est tout type d’images, venant aussi bien des caméras de surveillance de la préfecture de police, de smartphones en format vertical par des manifestants, de réseaux sociaux, de commerces privés, des images de journalistes ou des caméras piétons, que certains policiers peuvent avoir sur leur gilet tactique. Très vite, avec mon camarade coscénariste Gilles Marchand, on savait que l’enquête, comme souvent dans la réalité, franchirait des paliers grâce à des vidéos comme ça que les enquêteurs arrivent à trouver. Il y a effectivement cette importance des images. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’une fois qu’on a retrouvé une vidéo de quelque chose qui se passe, cela représente une vérité objective alors que non vu que, selon qui la regarde, la personne ne va pas voir la même chose. C’était aussi sur le statut même de ces vidéos. Ça permettait aussi de raconter le parcours de la famille au sein de la manifestation car ce sont des vidéos dont on comprend qu’elles ont été extraites des téléphones de la famille des manifestants. Vu que tout le film est raconté du point de vue de Stéphanie, on n’est jamais avec la famille des manifestants mais avec elle. Donc tout ce qu’elle sait, tout ce qu’elle voit, c’est à travers des vidéos auxquelles elle a accès, ce qui était important pour nous. J’en parlais récemment avec un enquêteur de l’IGPN car il y a de plus en plus de caméras de surveillance partout, des gens qui se filment ou filment tout donc il y a le risque d’être dans un état où l’on est constamment surveillé. Est-ce qu’il y a un danger à ça ? C’est vrai et en même temps, dans le cas de violences policières, s’il n’y a pas de vidéo, ce n’est même pas la peine d’enquêter. Ce sera la parole d’un policier contre la parole d’un citoyen qui dit avoir été blessé de manière non proportionnée, non nécessaire. La justice donnera plus de crédit à la parole d’un policier, ce qu’elle ne devrait pas faire totalement mais c’est le cas. Il n’y a qu’une vidéo qui peut montrer éventuellement que le policier n’a pas dit la vérité. Ça permet aussi d’éclaircir les affaires, et même en allant plus loin, d’identifier des personnes ayant commis des actes de terrorisme. Jusqu’où cette omniprésence de vidéos, de caméras de surveillance, de tout le monde qui filme tout le monde, est un danger ou comment est-ce que cela peut aider ? La réponse se trouve dans les deux, ce qui est intéressant. Ce n’est pas si simple de trancher.

Vous avez parlé justement de ce regard de la famille. Comme pour « La Nuit du 12 », c’est une affaire marquée par le regard humain. À quel point trouvez-vous cela intéressant de replacer l’humain dans des procédures si mécaniques qu’elles en oublient les personnes derrière les affaires ?

Déjà, dans une fiction, s’il n’y a pas de facteur humain, ça devient très stérile. Le fait qu’un film fonctionne se fait parce qu’on s’identifie à un ou plusieurs personnages. Si c’est quelqu’un qui n’a aucune humanité, ça devient un peu compliqué. C’est intéressant parce que les enquêteurs et enquêtrices doivent, dans n’importe quelle affaire, ne pas se laisser guider par le fait qu’ils trouvent quelqu’un sympathique ou antipathique. Ce qui doit compter, ce sont les faits et rien d’autre. Mais l’objectivité absolue, c’est comme avec les images, ça n’existe pas. Chacun a son vécu, son ressenti, et il le gère par rapport à des affaires un peu complexes où l’on ne sait pas si les policiers ont agi en dehors d’un cadre légal ou non, si les manifestants ont été hostiles, ce qui justifie un tir, … La question du biais est présente aussi : est-ce qu’être une policière enquêtant sur d’autres policiers constitue un biais car on connaît les difficultés de leur métier ? Est-ce que venir de la même petite ville que les manifestants constitue aussi un biais ? Comment, en tant qu’humain qui n’est pas infaillible, on va gérer ça et être amené à faire des transgressions en sortant du cadre légal de ce qu’on peut faire ou non ? Toutes ces questions-là sont intéressantes parce qu’on n’est pas des machines mais des êtres humains avec nos qualités, nos faiblesses et nos failles.

Est-ce qu’il y a eu des interrogations concernant l’approche de la mise en scène ? Je pense à ces interrogatoires qui ont une approche sans doute plus « documentaire », sans que cela ne soit un défaut bien évidemment.

Il y a des auditions qui peuvent ressembler à celles de « La Nuit du 12 » qui sont filmées en face à face, en champ contre champ car il n’y a pas non plus 50 façons de filmer un face à face (rires) à moins de faire virevolter la caméra dans tous les sens, ce qui n’apporte pas grand-chose à part distraire. La tension doit venir surtout de la façon dont la scène est écrite et des comédiens qui incarnent les personnages. Je savais aussi qu’il y avait des séquences où je voulais raconter, et c’est ce qui est différent de la situation de « La Nuit du 12 » ; tout le travail, toutes les auditions assez répétitives de l’IGPN pour comprendre comment s’est déroulée cette journée de manifestation, quelles unités étaient envoyées où, surtout que c’était une journée où le gouvernement était en panique et envoyait n’importe qui parmi les policiers dans la rue, comme des gens pas formés au maintien de l’ordre, ce qui fait qu’on ne savait pas qui était où et faisait quoi. Les enquêtrices et enquêteurs ont donc passé beaucoup de temps à auditionner des chefs d’unité, pas nécessairement pour les mettre en cause mais pour comprendre. Il y a un côté très répétitif dans les questions et dans les réponses également donc dans le film, il ne fallait pas que ça devienne rébarbatif ou chiant. Très vite, j’ai eu cette idée de montage de séquence assez rythmée où l’on passe d’une question à une réponse puis une autre réponse, encore et encore de différents protagonistes qui répondent à la même question, et qui était dès le scénario conçues comme des séquences de montage. Du coup, pour moi, quand vous dites « plus documentaire », je trouve que cet agencement colle plus à la fiction, surtout que le montage est ce qui fait la singularité du langage cinématographique. En documentaire aussi bien sûr mais là, c’est très construit, très écrit, ce n’est pas un truc où l’on improvisait avant de se dire qu’on allait voir au montage comment se débrouiller. C’est très maîtrisé mais basé sur une documentation effectivement très solide. En fait, dans « La Nuit du 12 », ce sont des auditions d’individus. Chaque suspect a son histoire, sa personnalité, etc. Ici, on fait les auditions de beaucoup de policiers qui représentent aussi une institution, à travers lesquels on comprend ce qu’ils ont reçu comme ordre, avec le poids de la parole politique dans tout ça. Quand on leur dit que la république est en danger, qu’il faut la sauver et que les personnes en face menacent celle-ci, ces choses là étaient importantes à intégrer. Ces séquences de montage permettaient cela.

À quel point selon vous les récits d’investigation peuvent porter des points qui vont plus loin que la simple enquête et apporter un regard comme le fait votre film ?

Je pense que ce qui est important surtout et ce qu’on a essayé de faire était de se concentrer sur l’enquête avec des ressorts comme la tension, le suspense et les rebondissements mais tout en sachant qu’en faisant ça, les questions plus politiques et sociétales allaient s’infiltrer dedans naturellement parce que c’est compris dans ce que disent les policiers, qu’importe leur statut.

Merci à Marie-France Dupagne ainsi qu’à Cinéart pour cet entretien.