À l’heure où l’on a besoin de donner son avis le plus rapidement possible sur n’importe quel sujet, et ce en dépit de l’absence de réflexion à ce sujet, Matrix Resurrections s’est vite avéré comme un objet des plus clivant. Blockbuster suicidaire pour les uns, suite cynique et ratée pour les autres, le film de Lana Wachowski aura connu des réactions véhémentes, dans un sens comme dans l’autre. Pourtant, une fois mis de côté le propos auto réflexif du long-métrage (avec une certaine audace rare dans de pareils budgets), on peut constater que ce quatrième volet, à l’instar de ses prédécesseurs, a su répéter la densité narrative et visuelle de la licence. En ce sens, tentons de déchiffrer une partie du code par le biais de deux concepts : l’image miroir et l’image souvenir, tels que décrits par Deleuze dans son essai primordial, « L’image temps ».
Nous allons commencer avec l’image miroir d’un point de vue pratique, en entamant notre réflexion par le rôle de l’image cristal. Celle-ci constitue le plus petit circuit du virtuel au réel par la présence du présent et du passé en même temps. Il s’y développe une indiscernabilité qui nourrit la confusion.
En effet, l’image actuelle est habitée par sa propre virtualité. C’est là que se situe l’effet miroir, par cette hantise qui nourrit cette image, cet échange permanent qui se crée entre ce qui est discernable et ce qui ne l’est pas, présent et passé, virtuel et réel. Le miroir est le meilleur exemple de cette transmission constante qui va se développer car il constitue la personnification matérielle de l’échange permanent et de tous les enjeux qui se traversent continuellement en son sein.
L’image miroir se révèle donc au centre d’un axe entre le réel et le virtuel. Cet aspect a d’ailleurs été au coeur de la promotion du film, jouant notamment sur l’action de son audience par la présence d’un site évolutif ou bien par la façon dont Matrix se voit intégré dans la diégèse de cet univers. La narration n’y échappe pas tant les événements de la trilogie originale se voient embrigadés comme récits de jeux vidéo créés par Neo (ici refermé sous sa forme de Thomas Anderson, autre forme de privation individuelle par le biais de l’identité). On va d’ailleurs replonger encore plus dans cet univers par l’imposition de Warner Bros au créateur de lancer un quatrième opus en se basant sur les acquis de la saga. On peut voir dans cet ancrage hautement métatextuel les germes de virtualisation de l’œuvre, faisant face à sa propre réflexion réelle par le biais du fictionnel. Renvoyons à cette citation de L’image temps : “Le germe et le miroir sont encore repris, l’un dans l’œuvre en train de se faire, l’autre dans l’œuvre réfléchie dans l’œuvre.”1 Il y a une forme de reflet qui se développe dès lors, observation de l’œuvre qui se développe en s’interrogeant sur sa propre place, et l’esprit créatif derrière par prolongation.
Si l’on veut continuer la réflexion de Deleuze sur le rapport entre le limpide et l’opaque de l’image cristal, on pourrait prolonger par un rapport scientifique avec les médicaments bleus pris par Neo pour faire disparaître ses « hallucinations » et renvoyant invariablement à la symbolique de la pilule bleue et de la pilule rouge. Il n’est d’ailleurs sans doute pas innocent qu’un plan montre Neo rejetant sa prescription dans son évier de salle de bain, en face même d’un miroir éloigné de la multiplicité habituelle du décor pour revenir à quelque chose de plus unique. Deleuze renvoyait cet aspect scientifique au cinéma de Krzysztof Zanussi, ce dernier critiquant la nature toute puissante d’une certaine science (d’où le rapport négatif à l’aspect médicamenteux mais également du thérapeute, cherchant à maintenir un contrôle des idées sur notre personnage principal). Il se dégage donc une forme de mainmise constante du destin du personnage par sa fictionnalisation, que ce soit par caution scientifique ou par la réappropriation culturelle, au centre des réflexions du long-métrage par le biais de l’héritage intellectuel de la licence dans notre monde.
L’image miroir renvoie donc à un réseau virtuel, une perte de repère sensible ici dans la peau de Neo. C’est ainsi que sa salle de bains le dirige vers plusieurs silhouettes, plusieurs renvois à un corps qu’il ne reconnaît pas entièrement, la faute à une désappropriation orchestrée par les machines. La récurrence du miroir est régulière dans la narration, renvoyant au départ au malaise constant du héros. Peut-être que le plus significatif se situe dans un court morceau de montage, deux plans à priori anodins mais néanmoins symboliques du message même du film. Dans un ascenseur, Neo est étouffé par une multitude de corps remplissant le lieu et dont le regard s’avère attiré par leurs smartphones. Là, un plan révèle la nature de miroir du lieu, avec une composition où l’on perd presque la frontière entre ce qui relève du physique et ce qui se raccroche au reflet. La perte de repère du personnage est partagée ici par le spectateur, ne trouvant pas où se situe la limite. Cette division du soi amenant à la perte de celui-ci se trouve sans doute être un des enjeux du film tant les démultiplications de formes reviennent régulièrement, autant pour Neo que Trinity. Un autre plan montre ainsi cette dernière divisée en plusieurs itérations afin de mieux quitter la virtualité de son existence et se la réapproprier. Il n’est donc pas étonnant que, dans une période où les lignes téléphoniques sont devenues des reliques disparues, les miroirs soient les véhicules de déplacement des protagonistes. La présence permanente de cet objet appelle à une confrontation à la virtualité de l’univers et au besoin de le traverser pour trouver un autre monde (en plus de constituer une référence plus qu’évidente à Lewis Caroll).
Le lieu de révélation du récit s’avère dès lors important par son ancrage physique. On se situe dans un décor fortement théâtralisé, cherchant à rappeler les lieux du film original tout en assumant sa propre fictionnalité. Ainsi, les images du premier opus sont diffusées sur un écran déchiré, avec sur une scène rappelant un décor de théâtre les mêmes fauteuils qu’auparavant ainsi qu’un miroir. L’image miroir se voit donc matérialisée doublement : par le biais de l’objet et par le passage assumé de l’écran, traversée entre univers où ce qui se révèle du fictionnel et du réel se brouille sensoriellement. L’orchestration de la séquence s’assume également par la présence d’autres membres de l’équipe, pouvant être rattachés à des techniciens qui tentent de mettre en œuvre correctement cette projection de ce passé. On y distingue quelque chose de quasiment proche du marketing par les rappels créés (on pense à ce teaser dénommé « Déjà vu ») par la volonté de revenir à l’œuvre originale tout en inscrivant cela dans le parcours d’un personnage dont le passé a été transformé en objet de fiction quasi vidé de sa substance. Ces réminiscences assumées s’ancrent dès lors vers une nouvelle forme d’image, tout aussi intéressantes dans l’analyse par leur ancrage narratif : l’image-souvenir.
Comment décrire celle-ci ? Deleuze part dans sa réflexion d’une rupture des schèmes sensori moteurs qui ne permet plus une reconnaissance automatique. Il faut donc partir vers un regard attentif et rattacher à des connaissances passées. L’image-souvenir se révèle donc la capacité à extraire de la mémoire pure, du souvenir pur, une image qui, par son apparition, peut parvenir à réenclencher les schèmes sensori-moteurs. Il y a donc une reprise de conscience qui se crée, ici par le biais de la nostalgie. La nouvelle itération de Morpheus explicite le propos : « Rien ne soulage mieux l’anxiété qu’un peu de nostalgie ». L’exemple typique d’image-souvenir au cinéma se situe dans le flash-back, que l’on retrouve ici par le biais d’inserts. Deleuze illustre cela par le biais de deux cinéastes : Marcel Carné et Joseph Mankiewicz. Chacun l’use de manière différente : chez le premier, c’est une forme d’imposition du destin qui se dessine par son usage. Chez le second, ce n’est plus le destin qui est aux commandes mais les bifurcations invisibles du temps. En ce sens, Matrix Resurrections s’avère passionnant tant il parvient à se situer dans un équilibre entre ces deux variations, permettant de rappeler le statut d’élu de Néo tout en faisant preuve de passage de temps plus perceptibles par l’audience que les personnages (quand notre héros apprend les décennies qui se sont écoulées entre les événements du troisième film et de celui-ci).
Il nous faut donc différencier l’image-souvenir de l’image cristal par la nature datée de cette première. Il faut trouver dans le souvenir pur ce qui nous intéresse pour mieux amener à cette image-souvenir et le réenclenchement sensoriel qui s’ensuit. Ainsi, l’image virtuelle se voit définie en fonction de l’actuel présent dont elle est en même temps le passé. Mais ce dernier constitue l’élément virtuel dans lequel « nous pénétrons » pour chercher une « image-souvenir » :
« L’image-souvenir n’est pas virtuelle, elle actualise pour son compte une virtualité (que Bergson appelle “souvenir pur“). C’est pourquoi l’image-souvenir ne nous livre pas le passé, mais représente seulement l’ancien présent que le passé « a été ». L’image-souvenir est une image actualisée ou en voie d’actualisation » (IT 74-75)
En ce sens, il est intéressant de souligner que cette révélation d’un ancien présent permet au personnage de redéterminer son futur. C’est l’un des enjeux du film : faire face à un présent qui a existé pour mieux actualiser son avenir. Il est d’ailleurs intéressant que dans cette séquence de révélation se situe un plan qui cumule image miroir par la traversée en cours de Néo ainsi que de l’image-souvenir qui se raccroche à cet instant dans le premier film. La distinction entre les deux mérite d’être rappelée, étant donné le danger que peut constituer l’image-souvenir dans une forme d’enfermement constant et l’importance de prendre conscience de cette frontière constante entre réel et virtuel par le biais de l’image-miroir. Cette confrontation nourrit le rapport métatextuel du long-métrage étant donné l’interrogation créative qui résonne tout au long du récit. Personnage désapproprié de son histoire, Néo se voit encore plus comme symbolique d’une Lana Wachowski qui insère dans sa caractérisation plusieurs points intimes (tentative de suicide, rapport au corps, sidérations face à des interprétations à l’opposé de ses intentions originales, …). Difficile donc de nier la nature introspective de ce film, appuyé d’autant plus visuellement par ce rapport à des images miroir et souvenir qui s’adressent directement à son audience.
Il est donc passionnant de voir que, derrière ses habits de blockbuster aux enjeux financiers importants, Matrix Resurrections se réfléchit en tant que tiraillement entre produit pop culturel et création intime, notamment par cette place accordée aux deux types d’images au sein de ce texte. Le rôle essentiel du miroir et du souvenir résonne comme perpétuation d’une densité réflexive au sein de la saga. Il faut espérer que pareille ambition permette au film de Lana Wachowski de s’inscrire dans la durée et les mémoires, à l’opposé d’autres divertissements grands publics qui ne sont plus que des souvenirs cinématographiques vite effacés…
1 L’image-Temps, p.102