Avec « Bel Compahno », David Ingels capte la vie de la forêt et la sensation unique de la promenade avec un aspect sensoriel accentué. Cela lui a permis de remporter cette année le prix Jean Vigo du meilleur court-métrage, ce qui nous a donné l’occasion d’échanger à ce sujet en attendant son prochain projet.

Quel était le point de départ de ce nouveau court-métrage ?

J’ai eu l’envie d’écrire ce film après le festival « Côté Court » en 2024 où avait été diffusé mon précédent film, « Et quand l’aube viendra ». On avait reçu un accueil assez surprenant et très positif pour ce film où deux promeneurs discutaient dans une forêt et découvraient que les arbres allaient être coupés, ce qui amenait la crainte que les lieux changent. C’était tourné dans une forêt en Haute Savoie que je connaissais très bien car j’y ai grandi donc j’ai eu envie d’en faire une suite, d’une certaine manière, en changeant les personnages et en repartant sur une histoire similaire. Pendant le temps où j’ai tourné ces deux films, il s’est passé quelques années et les forêts savoyardes ont beaucoup souffert du changement climatique, avec pas mal de coupes au niveau des arbres résineux. Du coup, j’ai préparé ce film, on l’a écrit avant de le tourner un mois et demi après. Un peu avant le tournage, une partie de la forêt a été rasée et a laissé les arbres en mauvais état. Du coup, ça a donné vie au scénario comme je l’avais pensé et ce qui amène ce film, avec cette émotion des promeneurs qui découvrent qu’un lieu qu’ils aiment dans la forêt a disparu.

Et justement, comment avez-vous trouvé ces parties de la forêt qui donnent vie au film ?

Très concrètement, c’est la forêt que je connais depuis que j’ai dix ans, qui est à quelques kilomètres de là où je suis. J’y suis très attaché et y retourne régulièrement pour marcher. Le tournage, comme le précédent, a duré trois jours, et pour le préparer, j’ai passé beaucoup de temps en forêt pour décider où tourner.

Vous vous êtes occupé de l’image du film. Quelles ont été vos intentions pour accentuer la nature sensorielle de votre œuvre, ainsi que l’aspect sonore ?

J’aime beaucoup m’occuper de la photographie, surtout dans un contexte d’autoproduction. Il y a aussi une facilité pour moi de faire comme ça vu qu’on est sur un petit film. On a essayé de faire pareil avec le son dans un côté de partage d’émotions avec le spectateur. Il a fallu donc questionner la place que l’on pouvait laisser au son du vent, des oiseaux, etc., la force du cinéma étant ainsi de pouvoir aller un peu plus loin que la réalité. On a donc essayé d’avoir à la fois une dimension documentaire mais également partager avec le spectateur l’émotion que l’on peut avoir en tant que personne en se promenant dans ces lieux, ce qui amène un travail du son qui est quand même assez marqué. Parfois, c’est lié aux contingences du tournage, parfois c’est un peu plus travaillé.

J’aime beaucoup la façon dont les dialogues captent cet aspect anodin, de nous faire partager en effet la promenade avec eux.

Cela fait plaisir que vous appréciez ça car c’est quelque chose qui peut faire tiquer. Dans l’espace de fiction, on a plus souvent des dialogues plus signifiants. Mais ici, je voulais retrouver une méthode plus simple. Je voulais vraiment retrouver ce côté de gens qui se rejoignent par hasard et se mettent juste à parler, avoir quelque chose d’anodin et pas du tout à la fois. C’est-à-dire qu’ils vont aborder le souvenir, parlant de choses très intimes de façon pudique. Ce sont des choses que j’observe quand je me promène : j’ai aussi des discussions totalement ubuesques quand je suis dans la forêt et ça me fait penser que la réalité est bien plus surprenante que ce que l’on peut inventer dans la fiction. Du coup, il y a l’envie de capter cette énergie que je trouve assez joyeuse et qui, en même temps, révèle quelque chose des gens et de leur présence. C’est un peu ce tiraillement entre la fiction qui signifie des choses et avoir ces gens qui se croisent comme dans la vie normale en se disant des choses banales. Toutes ces banalités que l’on se dit transmettent des choses un peu plus profondes comme ce qui nous rend joyeux et heureux. Je voulais donc retrouver ça. Ça laisse aussi beaucoup de place à l’incarnation à l’image tout en laissant la présence au comédien et aux non-comédiens, les laisser rayonner pour le spectateur.

Vous avez reçu le prix Jean Vigo du meilleur court-métrage. Comment vivez-vous cette récompense ?

Je suis très honoré et très touché. C’est quelque chose qui fait très irréel mais c’est pourtant réel ! Je suis très touché car ce prix est pensé comme un encouragement, dans la philosophie de Jean Vigo et ses films, avec une envie de liberté et de toucher quelque chose, des choses que le monde du cinéma et le monde professionnel peuvent occulter. Donc pour moi, il y a quelque chose de très encourageant et très chouette à faire ! Il faut dire que le film sort un peu des sentiers battus mais qu’il ne le fait pas dans une attitude de posture, juste pour retrouver cette énergie joyeuse et avoir ce quelque chose de la vie et dans la promenade qui me touche beaucoup. Quand j’ai reçu ce prix, j’ai découvert un texte de Jean Vigo que je ne connaissais pas où il défend une idée du cinéma en 1930 comme une manière de regarder le réel de manière documentée et documentaire avec une image roi mais tout ça en révélant un peu de la simplicité du hasard, une espèce de force et de beauté, que cette chose révélée permette de regarder le réel différemment. Du coup, je me retrouve beaucoup là-dedans et c’est vraiment très encourageant et enthousiasmant pour continuer.

Quels sont vos prochains projets ? Je sais que la question peut paraître frustrante quand on sort d’une œuvre et qu’elle connaît sa carrière…

Pas du tout, ça fait plaisir d’en parler ! Ce film, c’est par exemple un an de travail, donc c’est une page de tournée. Ici, je travaille sur un moyen métrage de 50 minutes que je vais présenter à la Bourse du Festival dans le cadre du festival Côté Court et qui se tournera cette fois en Savoie. C’est un film avec un désir de fiction plus écrit et de narration plus précise sur un couple qui bat un peu de l’aile et comment ils vont rencontrer un groupe de promeneurs dans la montagne de façon un peu mystérieuse. Il va falloir donc joindre un espace narratif plus écrit et plus concis tout en ayant cette drôlerie, ce mystère, la joie aussi avec cette situation-là.

Y a-t-il une chose sur laquelle vous souhaitez revenir pour clôturer cet entretien ?

Il y a par exemple la coupe des bois qui a eu lieu quelques semaines avant et qui a poussé le scénario à être retravaillé pour le mieux. Il a fallu un peu avaler la pilule en faisant le deuil de cet endroit de la forêt qui me plaisait. En même temps, quand je croisais des promeneurs, ils me disaient exactement ce qui se dit dans le film à ce sujet, que c’était horrible de voir cet endroit disparaître. Je me sentais donc à ma place de tourner à cet endroit-là. Pour l’anecdote, il y a ce moment où deux personnages se racontent une histoire sur des sangliers et des marcassins, quelque chose que j’ai vécu peu de temps avant le tournage. Il y a eu une écriture sur le film qui dégage une énergie urgente mais également ouverte à ce qu’il se passe, avec un geste assez spontané. Du coup, quand les deux personnes se montrent la vidéo, c’était la vidéo que j’avais filmée et à laquelle ils réagissent. J’ai juste souhaité ne pas la montrer au spectateur pour permettre une autre sensation. C’était aussi intéressant au niveau des non-acteurs car ils avaient un texte très précis. J’en avais aussi sur mon précédent film et ils n’avaient pas tant respecté le texte en préférant s’amuser avec alors qu’on est ici dans un registre un petit plus écrit et précis donc je les ai laissés se l’approprier. Quant à la musique médiévale qui traverse le film et la clôture, c’est à la fois un film sur la promenade et un film d’amour sur le ressenti que les gens qui s’y baladent ont par rapport au lieu ainsi que l’ambiguïté entre les deux jeunes hommes. La musique qu’on entend donc à la fois en occitan est celle d’un appel à un amant, le Bel Companho, et qui attend près de la forêt la nuit ce rendez-vous interdit alors que l’amant ne vient pas. Du coup, cela se reflète en miroir dans le film : si la forêt est coupée, est-ce que les amants peuvent se retrouver ? Il y a ce sentiment-là et en même temps c’est une musique où l’aube sépare les amants, ce qui m’a donné envie de filmer l’inverse ici. Je voulais suggérer que lorsque le crépuscule viendra, un nouveau jour allait arriver et que, même si on a perdu ce lieu dans la forêt, la vie reprend son cours. C’était une envie d’être optimiste et dire que la vie se régénère toujours.

Merci à Thomas Gallon et Jade Rodrigues de Valeur absolue pour cette interview.