Séparer l’homme de l’artiste est une question qui, aujourd’hui, divise l’opinion presque autant que Dreyfus ne le faisait 120 ans plutôt. Mais est-ce encore pertinent? L’artiste doit-il vraiment être poursuivi par ses démons?
La réponse à cette éternelle question résiderait peut-être bien dans la dernière production de Roman Polanski, à savoir J’accuse.
Nous avons le droit de critiquer le cinéma
Le philosophe Edgar Morin disait que « La culture est ce qui relie les savoir et les féconde« . Lorsqu’on est gourmand de culture, qu’elle soit cinématographique ou politique, le plus délicieux met reste celui du lien, de faire des ponts et mettre des objets en perspective. Ainsi, que l’on s’appelle Polanski ou non, la production culturelle est vouée à être mise en relation avec le reste de nos savoirs, autant dans notre culture qui nous est propre que dans le contexte d’un auteur, d’une époque. Pour cette raison, nous avons le droit de critiquer du cinéma, même s’il est réalisé par Roman Polanski.
J’accuse est un film qui sort en 2019, à l’heure d’un profond questionnement à propos du patriarcat, des inégalités de sexe, de la culture du viol. J’accuse est un film de Roman Polanski, un réalisateur accusé à de nombreuses reprises. J’accuse est une oeuvre cinématographique parlant d’un homme respectable accusé à tort par la justice puis la moitié de l’opinion publique. J’accuse met en lien le réalisateur et son protagoniste (Alfred Dreyfus) tout d’abord par leur religion certes, mais aussi, selon les mots du réalisateur tiré du dossier de presse du film, par « un grand nombre de rouages de l’appareil de persécution ».
Le principal problème à propos de ce film réside dans le trop grand parallèle établi entre Mr. Polanski et l’officier Dreyfus, touchant jusqu’à la mise en scène du film. L’affiche de ce dernier oppose Louis Garrel à Jean Dujardin, Dreyfus à son défenseur Picquart. Dreyfus. Le nom est sur le bout de toutes les langues, dans les pensées de tous les personnages et spectateurs mais cruellement absent à l’écran. On retiendra en particulier l’exil montré de l’officier sur l’île du diable. Cette épreuve terrible pour un homme ne prend pas le temps d’être posé comme il se doit. Il est impossible de s’attacher à ce personnage que l’on ne reverra qu’à la fin, lors du dénouement. Si le réalisateur a fait le choix de parler de Dreyfus sans montrer Dreyfus, pourquoi pas. Seulement, Dreyfus et Polanski semblent ne faire plus qu’un. Comment ne pas voir en cette victime de la justice le réalisateur qui n’apparaît dans aucun média pour défendre un point de vue purement artistique?
Cette critique faite au choix du scénario concernant les protagonistes nous conduit à soulever un autre point, celui des personnages secondaires. Que l’on ne développe pas Dreyfus, cela peut paraître compréhensible dans le cadre d’un film qui doit tenir dans deux heures d’images. Mais alors, pourquoi développer le personnage de l’amante de Picquart jouée par Emmanuelle Seignier? Ce protagoniste n’apporte rien et n’est perçu que comme insupportable par son caractère inutile et redondant, ne faisant même pas évoluer l’intrigue par ses interventions. Le choix aurait pu être plus pertinent. Montrer le peuple à travers un individu (une amante) et par la foule est une bonne idée. Malheureusement, les deux n’apportent strictement rien. On montre la foule à l’entrée d’un tribunal, le peuple français comme antisémite. On ne peut que se dire « dommage! ». On ne voit pas la division interne des français de l’époque. Les caricatures de cette affaire sont absentes, même au sein de l’opinion générale.
Une moyenne reconstitution de l’époque
La foule. Le peuple. Voici des thématiques qui auraient mérité plus de profondeur dans un film sur la France de la fin du XIXème siècle. L’affaire Dreyfus se déroule à l’époque de Zola, auteur d’une oeuvre qui dissèque de fond en comble cette société. C’est aussi l’heure où Gustave Le Bon publie la Psychologie des foules. Quitte à montrer une machination judiciaire et le rôle de l’opinion publique, pourquoi ne pas l’avoir mise en valeur? Il aurait été préférable de voir cette division flagrante, dans les valeurs, dans les classes sociales.
En parlant de Zola, si son personnage est amené à l’écran de manière plutôt satisfaisante, parlons de son article. Pour donner le nom de ce pamphlet au film dont il est question, on était en droit de s’attendre à une pure scène jouissive de cinéma. Les scènes de personnages qui lisent l’Aurore sont plutôt maîtrisées et cohérentes. On peut y voir exceptionnellement des dreyfusards ET des anti-dreyfusards découvrir cet article. En revanche, le travail sonore est en tout point décevant. Je me rappelle avoir entendu ces accusation de façon traumatisante sur France Culture (36.10min). Quelle platitude dans la scène présentée avec une lecture trop peu dynamique, ni engagée, ni en colère de ce qui restera l’article de presse le plus connu de France.
Néanmoins, il faut reconnaître au film la qualité des décors, permettant à Jean Dujardin de crever l’écran à travers son enquête. Mais est-ce que cela sauve un film? Avec un budget de 22 millions d’euros, nous sommes en droit d’attendre une France d’antan reconstituée à merveille. Avec un véritable auteur de cinéma comme Polanski, nous étions aussi en droit d’attendre une direction d’artiste parfaite… Ainsi qu’une réflexion intéressante derrière une affaire de cette ampleur.
Polanski, Dreyfus, les réseaux sociaux: Qui accuse-t-on?
Au final, c’est un résultat très décevant qui est projeté actuellement dans les salles. Cette déception vient du message implicite de l’histoire, comme si elle était une psychanalyse de la personne de Polanski. L’introspection peut être intéressante, ce n’est pas le problème. Toutefois, elle est déplacée, tout au plus dérangeante lorsqu’elle sert à s’enfermer et se protéger d’accusations de viol. Roman Polanski a tenté d’accuser à travers l’affaire Dreyfus. Quant à savoir qui est pointé du doigt à travers la réalisation de ce film, telle est une question dont même le réalisateur n’a pas la réponse. Dans le dépassement de l’accusation de Dreyfus à travers J’accuse, le réalisateur semble s’emmêler les pinceaux et ne plus savoir qui il accuse. Les médias? Le public? La justice? Son propre silence?