Le dernier film du réalisateur du mythique Citizen Kane est resté dans les annales pendant des années à cause de problème d’ayant-droits et de difficultés homériques rencontrées pour financer le film. Sans ce type de difficultés récurrentes, Orson Welles aurait certainement pu réaliser au moins 10 chefs d’oeuvres de plus. Il a quand même réussi à finaliser Falstaff, Othello, La dame de Shanghaï et la splendeur des Amberson. Outre cela, un autre film est longtemps resté une légende urbaine totale car inachevé et chaotique, De l’autre côté du vent (The Other Side of The Wind). Heureusement le film est dorénavant visible sur Netflix dans un montage réalisé en 2018 par Peter Bogdanovitch. Et j’ai pu le voir… j’ai encore du mal à m’en remettre.
Un chef d’oeuvre incroyable
De l’autre côté du vent, c’est l’histoire d’un vieux réalisateur bourru et ruiné, J.J. Hannaford (John Huston) de retour à Hollywood après plusieurs années d’exil en Europe afin de pouvoir faire financer plus facilement ses films et les réaliser. La ressemblance avec l’histoire personnelle d’Orson Welles est troublante. Ce réalisateur fictif (?) organise une fête chez lui pour célébrer la finalisation de sa nouvelle oeuvre et fêter son 70e anniversaire, il invite tout le gratin d’Hollywood, y compris la nouvelle génération d’acteurs et réalisateurs du Nouvel Hollywood. Le film De l’autre côté du vent mélange images du film réalisé par Hannaford et images de l’évènement. La petite histoire dit qu’Orson Welles n’a jamais réussi à finalier le montage des 100 heures de rush du film. Une autre hypothèse en vogue souligne que Welles ne voulait peut être pas finir son film. Le montage réalisé par Peter Bogdanovitch est une proposition plus qu’intéressante et permet de toucher du doigt ce que voulait le vieil ours. Et tout cinéphile ne peut s’empêcher de saluer l’incroyable modernité de l’oeuvre. Caméra à l’épaule, montage mitraillette, scènes d’une beauté esthétique folle, les 2h02 du film sont une odyssée filmique semblable à nulle autre.
Un film dans le film
Le procédé de mise en abime avec un film dans le film a déjà été utilisé dans certains autres films comme Stardust Memories de Woody Allen en 1980, Cloud Atlas ou Last Action Hero. Je ne m’en lasse pas, ici Orson Welles s’en sert d’arguments pour exprimer la frustration de ce vieux réalisateur au bout du rouleau. Il faut toute la gouaille du vieux sage John Huston pour interpréter ce personnage qui rappelle à la fois John Ford, Ernest Hemingway ou Orson Welles lui-même. Une longue carrière faite d’exil et de vexations financières l’ont rendu aigri, chacune de ses répliques sent la morosité. Avec un éternel cigare à la main (comme Orson lui-même) et avec du whisky à profusion non loin de lui, il se laisse couler alors que la foule des invités multiplie les esclandres verbales , faisant ressembler la fête à un combat de coqs. Quelques belles mais foncièrement inutiles interventions, par exemple de Claude Chabrol ou Dennis Hopper, finissent de souligner la vacuité de ce monde autosatisfait et toujours apte à critiquer les autres. Hollywood ressemble à un grand cirque tournant à vide, content de pouvoir se défouler à volonté pour le simple plaisir du geste.
Une actrice marquante
L’actrice principale du film est interprétée par Oja Kador, qui n’est rien d’autre que la dernière compagne d’Orson Welles. L’actrice, scénariste et metteur en scène hungaro-croate est mise à nu, au sens propre comme au figuré dans les décors trouvés à Los Angeles, Phoenix, Carefree, dans le Connecticut, mais aussi en Espagne et à Orvilliers en France. Les deux films finissent pas ne faire plus qu’un. Le noir et blanc et la couleur se mélangent, la foule oppressante et omniprésente figure un personnage à part entière, composée de critiques, de flagorneurs et de profiteurs, telle une miniature d’Hollywood lui-même. C’est Peter Bogdanovitch qui a débloqué les problèmes liés aux ayants droit et s’est occupé du montage du film, comme Welles le lui aurait demandé. L’ajout du film au catalogue de Netflix annoncé en 2018 est une bombe, surtout que la plateforme a présenté le film comme un événement cinématographique en gestation depuis 40 ans.
Welles, un génie éternel
Welles l’a dit lui-même: Je n’arrivais pas à dormir et, tout d’un coup, j’ai pensé : « j’ai une histoire sur un vieux metteur en scène, ça fait des années que j’y travaille. Et je suis fou de ne pas la faire tout de suite, avant quoi que ce soit d’autre. » Parce que ce que tu m’as raconté a dû toucher un point sensible. Mon personnage, Jake Hannaford, est un macho, un de ces hommes au torse velu. Plusieurs voix raconteront l’histoire. On entendra des conversations enregistrées, sous forme d’interviews, on verra des scènes très diverses qui se déroulent simultanément… Il y aura des gens qui écrivent un livre sur lui, plusieurs livres. Des documentaires… Des photos, des films, des bandes sonores. Plein de témoignages… Le film sera un assemblage de tout ce matériau brut. Pense au montage, quel défi, et comme ce sera amusant (…) J’y ai travaillé si longtemps… des années. Si j’étais un romancier du XIX siècle, j’aurais écrit un roman en trois volumes. Je sais tout ce qu’il est arrivé à cet homme. Et à sa famille, d’où il vient, tout. Beaucoup plus que je ne pourrai jamais en mettre dans un film. Sa famille, qui rivalisait avec les Kennedy et les Kelly pour sortir du ghetto doré irlandais. J’aime cet homme et je le hais tout à la fois.
De l’autre côté du vent est une belle pépite à découvrir sur Netflix, à la fois témoignage, pied de nez et preuve de la folie magnifique de son auteur.