Résumé du film : En vacances en Toscane, une famille danoise se lie d’amitié avec une famille néerlandaise qui ,quelques mois plus tard, les invite à passer un week-end chez eux. Mais ce séjour idyllique où se rencontrent la discrétion et l’extraversion va virer au cauchemar.

Attention, cet entretien dévoilant quelques aspects du film, il est recommandé de le lire après son visionnage.

Quelle était l’idée derrière le film ?

Christian Tafdrup : c’était une idée développée durant un long moment mais qui est apparue soudainement dans ma tête. J’ai vu une carte postale sur le mur de mes parents. Ils avaient rencontré un couple anglais durant un voyage et ceux-ci les avaient invités pour un week-end. Cette image de la carte postale était tellement terrifiante donc je me suis demandé ce qui se serait passé ce week-end s’ils étaient partis chez ces sympathiques anglais rencontrés durant leurs vacances. Puis je me suis souvenu que j’ai voyagé quand j’étais enfant avec mes parents de cette façon, où ils rencontraient des personnes venant de pays différents et allaient les visiter par la suite. Cela n’a jamais été une expérience plaisante. Ce n’était pas du niveau du film mais c’était quand même très bizarre. Ce qui était drôle, c’est que personne ne disait quoi que ce soit, ils essayaient de s’en sortir sans offenser qui que ce soit. Je me suis dit que c’était une idée tellement humaine, c’est quelque chose dont on n’est pas fiers mais que beaucoup de personnes feraient. Si on est invités chez des gens et que ces personnes touchent à nos limites, la plupart essaieront de faire comme si de rien n’était avant de se plaindre entre eux en rentrant à la maison. Enfin, j’ai eu une expérience en Italie avec ma famille quand on a rencontré un couple néerlandais. C’était plus ou moins comme dans le film ! (Rires). Ils nous ont invités chez eux et j’ai dit à ma copine : « Je ne pense pas qu’on devrait y aller ». Puis le film a commencé à se développer avec toutes ces idées. C’est une idée drôle et simple pour un film : deux couples se rencontrent, deviennent amis, se revoient, … C’est horrible ! D’abord, le film a été plus pensé comme une comédie de deux couples passant un week-end bizarre mais je me suis dit que c’était trop ordinaire. Immédiatement, quand j’ai parlé avec mon frère d’ancrer ça dans de l’horreur, c’est devenu plus sombre et intéressant. On a décidé d’en faire quelque chose de plus en plus effrayant, qui devait aller jusqu’au bout de ses prémisses. Que se passe-t-il quand on n’écoute pas ses sentiments intérieurs et qu’on essaie de bien se comporter et jouer avec ce code social plutôt que d’écouter sa voix intérieure qui dit souvent la vérité ? Donc on a dû aller jusqu’au bout pour voir jusqu’où on pouvait aller et avoir l’issue la plus fatale de cette base. Donc c’est basé sur une expérience réelle mais mixé avec beaucoup d’imagination tout en expérimentant avec le genre. Je ne suis pas du tout fan d’horreur mais je me suis dit qu’il serait intéressant d’apporter ma voix à un genre avec lequel je ne suis pas le plus familier et utiliser quelques-unes de ses conventions pour ouvrir l’histoire plus loin. C’était un challenge mais j’ai également beaucoup appris de cela.

C’est intéressant que vous disiez cela car je trouve que le malaise diffus dans votre film est très efficace. On s’interroge sur notre propre perception par rapport à cela. Comment avez-vous travaillé cet aspect ?

Pour commencer, je pense que je suis quand même dans le genre car quand on regarde mes premiers films, même s’ils ne sont pas horrifiques, ils touchent à de l’horreur dans une forme d’inconfort étrange entre les gens. Ce que j’aime dans ma conception, c’est de mélanger différents genres. En tant qu’audience, on peut se demander : « Est-ce que c’est un film d’horreur, une comédie, un portrait psychologique de relations humaines ? ». Les films que j’aime le plus osent. On a une expression qui dit de « faire attention à ne pas être assis entre trop de chaises ». Je pense que si on arrive à le faire mais d’une façon où on ne sait pas différencier lesquelles, on crée quelque chose d’intéressant. Donc c’est plus l’opposition de différentes choses. Aussi, j’aime toujours travailler avec une forme de subtilité, quelque chose qui se situe en-dessous de tout et n’est jamais dit à voix haute, plus dans de l’atmosphérique. C’est un vrai tour cinématographique de savoir placer son public dans une forme de doute entre l’espoir et la peur. C’est une bonne manière d’être engagé dans le film. Vous êtes dans une situation où on ne sait pas vraiment ce qu’il se passe mais quelque chose a lieu. Comme les personnages du film, on se demande si cet autre couple cherche vraiment à les intimider ou si nos héros sur-réagissent. « En tant que spectateur, suis-je en train de sur-réagir? ». Comme cela, vous conservez votre public au bord de leur siège sans utiliser un surplus de violence, de fantômes ou de jumpscares. C’est une forme plus naturaliste et plus reconnaissable donc je pense qu’avec pareils éléments du genre, des petits outils, on sait faire encore mieux. Au début dans le script, le couple néerlandais était évidemment trop étrange. En tant que spectateur, on se disait donc « Mais pourquoi ne partent-ils pas ? ». Mais si on a ce doute permanent, que c’est peut-être juste nous, nous nous rapprochons plus des personnages car c’est exactement ce qu’ils ressentent. On a travaillé avec ça. On avait la situation très rapidement à l’origine mais on a dû gérer avec deux options quand il lui offre de la viande : soit il a oublié que l’héroïne était végétarienne, soit il le fait pour la provoquer. Ce dilemme a dû exister dans chaque scène donc on a beaucoup travaillé avec les détails ainsi qu’avec les nuances psychologiques sinon cela aurait été une pauvre comédie avec des personnages stupides. Ils font en effet des choix stupides dans le film mais je pense que ces choix sont très humains. Jamais le film ne tente d’idéaliser comment chacun devrait réagir. Ce devrait plutôt être un miroir reflétant comment beaucoup d’entre nous agiraient dans pareille situation. Nous ne sommes pas des héros. On essaie de fuir ou on reste figés, on ne sait pas sauver notre propre famille. C’était important pour moi d’être honnête sur la nature humaine et nos réactions, éviter de la jouer américaine avec ce portrait romantique du héros qui sait sauver sa famille. Je n’aime pas ça. Je trouve cela éloigné de la réalité.

Photo venant du BIFFF

Le travail sur la lumière m’intrigue beaucoup, avec notamment l’usage de sources naturelles pour certaines séquences, notamment dans la scène dans la voiture. Cela conforte l’inconfort du film…

C’est ça ! Je pense qu’on a utilisé cela dans certaines scènes. C’était filmé de façon simple, sans se demander ce que cela apportait, mais on a également dû gérer les conséquences du Covid, avec plusieurs interruptions durant tournage. Donc certaines parties ont été assez rock, où on partait avec la caméra sur le siège arrière à 2 heures du matin pour pouvoir tourner 5 minutes. On obtenait parfois des cadeaux de cette manière. Mais ce que j’ai demandé aussi à mon chef opérateur était de créer cette sensation de réalisme et d’indentification que beaucoup de films d’horreur n’ont pas. On les regarde avec fascination bien sûr mais ils parlent de fantômes ou d’extraterrestres, des situations auxquelles je ne crois pas et qui ne me font pas peur. Je suis plutôt effrayé de ce qu’une personne peut faire à une autre. Si nous pouvions créer ce sentiment de réalisme tout en étant inscrit dans le cinéma de genre, alors cela pourrait impliquer encore plus notre public. Donc on a essayé de créer dans de nombreuses scènes ce sentiment de réel, comme si le public était également là, dans l’écran avec les personnages. Tout le monde s’est déjà perdu, s’est retrouvé coincé dans une voiture ou a regardé derrière son épaule par paranoïa. Toutes ces peurs humaines, je voulais les mettre à l’écran et les rendre crédibles. Je pense que c’est pour cela qu’on a travaillé avec un aspect très naturaliste dans de nombreuses scènes, tout en sachant qu’on était dans un « elevated film », pas du réalisme de cuisine. C’est un film d’horreur donc on a dû trouver une maison du style et gérer avec des éléments horrifiques en permanence mais d’une façon plus crédible que la plupart des films d’horreur.

Votre film offre également un regard dur sur la parentalité, la frustration de devoir gérer son enfant durant des moments plus intimes. Pourriez-vous développer un peu plus sur ce point ?

Je pense que c’est aussi une question d’où j’en suis personnellement dans ma vie. J’ai des petits enfants, de 2 ans et 6 ans. La vie avec eux est remplie de dilemmes et de questions. Vous vous découvrez ainsi que votre relation, votre vie de famille, d’une nouvelle manière. Je pense que c’est un aspect intéressant dans la vie. Beaucoup de mes amis ont aussi leur famille et ils ont cette distinction de bien se comporter, avoir l’air super et être une magnifique famille vivant dans un bel appartement, toujours à faire chaque chose correctement : emmener sa fille dans une bonne école, la voir danser et chanter, … Il y a beaucoup de performance dans cet aspect. Je peux y croire mais cela ne paraît pas très authentique. Je sais que beaucoup de personnes, moi inclus, se retrouvent à regarder par la fenêtre en espérant que quelque chose se passe parce que vous devez gérer cette prestation d’être toujours parfait. C’était donc aussi une façon de gérer ce dilemme où on veut être un bon parent qui fait toujours la chose juste mais vous avez aussi perdu quelque chose en chemin. Le film aborde ce couple qui ne ressent plus rien. Ce sont des bonnes personnes qui vivent une belle vie mais ils ne se disputent pas, ils ne se touchent même plus et ne se connaissent plus vraiment. Je pense que lorsqu’on atteint ce niveau, on a besoin d’aller dans un endroit qui permet de repousser un peu les limites, vous devez être plus en contact avec vos sentiments plus sombres et plus honnêtes plus reliés à votre nature et non votre comportement. De plusieurs façons, ce film parle de la manière dont les choses se passent quand on est trop poli mais c’est aussi pour moi une histoire d’un couple qui a besoin d’un traitement, de rencontrer un couple qui les provoque. Je sais que la fin n’est pas joyeuse mais pour moi, ils sont plus proches qu’avant. Au début, ils sont assis dans ce faux jardin italien à parler d’amour et à la fin, ils sont en pleurs en se déclarant leur amour. C’est quelque chose dont les couples ont besoin. C’est aussi un commentaire sur ce qui nous arrive dans notre société moderne où on doit tellement prétendre. Le politiquement correct et ce que les autres pensent de nous importe tant maintenant. Vous n’êtes pas sûrs de pouvoir dire quoi que ce soit sans offenser quelqu’un. Vous avez toujours besoin d’y réfléchir à deux fois. C’est extrêmement problématique car l’être humain n’est pas comme ça. C’est donc aussi un commentaire à ce propos. Sommes-nous des zombies qui déambulent dans une société moderne ou avons-nous encore cette connexion avec notre nature primale ? Je pense que c’est important d’avoir cela ou du moins d’en parler. Les personnages du film n’en parlent pas du tout. Ils sont concentrés sur la bonne manière de se comporter et c’est un problème pour moi.

Photo venant du BIFFF

Vous avez parlé de la fin et, sans spoiler quoi que ce soit, j’ai l’impression que le fait de garder le mystère sur plusieurs points ajoute encore plus de noirceur au long-métrage. Est-ce que c’était une décision qui était prévue dès le début ou est-ce arrivé par la suite ?

C’est drôle car je pense que la première chose que mon frère m’a dite après qu’on ait décidé de nous tourner vers un film d’horreur fut « ceci doit être le film danois le plus perturbant de l’histoire ». (Rires). Par ça, nous voulions dire que la fin ne pouvait pas être heureuse. Il fallait être radical. Je suis fatigué de ces films qui fonctionnent comme des montagnes russes mais qui à la fin redescendent et dont on peut parler tranquillement en rentrant chez soi tout en pensant à autre chose. Tuer vos personnages principaux n’est pas quelque chose que vous êtes supposés faire. On devait quand même prouver jusqu’où pouvait aller cette prémisse. J’ai par moments douté de cette conclusion durant le développement mais il est bon de revenir à sa première intuition. J’ai essayé plusieurs fois de réécrire la fin pour apporter quelque chose de plus joyeux mais alors cela n’était plus le film danois le plus perturbant de tous les temps. Il fallait rester honnête avec cette fin ! On a eu des personnes qui adoraient cette conclusion, d’autres qui sont venues au casting et voulaient changer ces 25 dernières pages. J’ai essayé mais cela ne convenait pas donc à la fin, on s’est concentrés sur notre vision. On ne peut pas plaire à tout le monde donc nous avons travaillé avec les personnes qui comprenaient le but de tourner un film perturbant. Je trouve cela incroyable que dans d’autres formes d’art comme la peinture, le théâtre ou la musique, on puisse faire des choses très sombres, mais qu’au cinéma, on nous dit de plaire au public. Je pense que ces films sont bien mais qu’ils composent 95 % des titres dans le monde et j’aime l’idée de films pas confortables à regarder. La vie en elle-même n’est pas confortable. On doit gérer cela et le regarder en face. Oui, c’était donc une tentative d’aller vraiment jusqu’au bout ! (Rires).

Cela fonctionne en tout cas ! Au début, je me suis demandé où ça allait aller et à la fin, je me suis dit « merde ». (Rires)

(Rires) C’est super ! C’est exactement le genre de réaction qu’on voulait créer ! Nous ne voulions quand même pas juste faire de la provocation. La meilleure chose que j’espère avec ce film, c’est que les gens en sortent avec le besoin d’en parler et débattre, regarder à sa propre vie et être honnête avec qui nous sommes vraiment. C’est une forme de provocation mais pousser son public à réfléchir réellement sur leur situation après avoir vu le film est plus que suffisant pour moi.

Photo venant du BIFFF

Vous êtes à Bruxelles pour présenter votre film au BIFFF. Qu’est-ce que cela vous procure comme sensation et quel est votre sentiment avec les festivals de films en général ?

Je suis juste arrivé et on montrera le film seulement demain. J’ai entendu que le public était très actif ici. J’ai voyagé dans différents pays avec ce film et les réactions ont été très diverses. Certaines personnes étaient plus impliquées que d’autres. Il y a eu aussi des projections totalement silencieuses. Ce que j’aime avec les festivals, c’est l’opportunité de voyager et rencontrer des personnes dans différents endroits du monde mais ce qui m’a frappé le plus, c’est d’avoir un dilemme global dans son traitement. Au début, je pensais que c’était un souci scandinave mais j’ai discuté avec des américains, des sud-coréens, des australiens, des personnes de différentes régions du monde et d’Europe, et tout le monde peut se rattacher au film. C’est plus humain et global que je ne le pensais. C’est une super chose en festival de voir que, quand une histoire est universelle et a un certain commentaire qui touche au propre de l’humain, de nombreuses personnes peuvent s’y connecter, même si c’est local et que cela se déroule au Danemark et aux Pays-Bas. Les problèmes qu’appréhendent le film sont très humains et c’est une des meilleures choses qui est prouvée dans les festivals, tout le monde peut en parler si c’est un bon film. Évidemment, les festivals sont importants pour la promotion de vos films car vous avez besoin de personnes qui le voient pour en parler et écrire à leur sujet. J’ai fait trois films pour le moment et aucun n’a connu la carrière qu’a ce dernier. C’est évidemment satisfaisant quand on passe 5 ou 6 ans sur une histoire. Vous voulez atteindre votre public et les connecter à votre film. Donc oui, c’est très important qu’on ait des festivals et qu’on puisse montrer des films qui sont différents, prendre un risque. Cela me manque au cinéma, ces titres qui nous font sortir de notre confort, qui sont douloureux à regarder. Je me suis dit avec ce film que ça va si je ne touche pas tout le monde et que les gens sont divisés. Quelqu’un va le détester et cela ne pose aucun problème. Quand on se dit ça, on se sent plus libéré et honnête par rapport à son histoire plutôt que penser « j’ai besoin que la moitié du Danemark vienne voir le film » ou « j’ai besoin d’excellentes critiques ». C’est normal d’être haï, c’est seulement un film. Cela m’aide beaucoup de ne pas avoir à plaire énormément, d’être plus proche de mon idée.

Avez-vous déjà de nouveaux projets ?

Je n’en suis pas très sûr en ce moment. Je travaille sur trois idées et je suis sorti de ce film un peu fatigué mais je suis revenu à mon bureau au début du mois d’août. Je travaille sur un film américain à propos de personnes se faisant passer pour des animaux. Ce n’est pas un film d’horreur mais c’est un travail définitivement bizarre et provoquant qui questionne des choses qui nous arrivent en tant qu’êtres. C’est un groupe de personnes qui veut échapper à tout cela. C’est plus proche d’une comédie mais avec quelque chose d’audacieux. J’ai aussi des projets de films danois que je ne peux pas révéler mais c’est également basé sur des vieilles expériences de mon passé. Je ne sais pas si un seul de ces projets parviendra à se faire mais c’est ce sur quoi je travaille. J’aime avoir des idées avec un peu de comédie mais également un peu de noirceur et d’inconfort, qui parle de notre société et essaie quelque chose de différent. La balance entre humour et tragédie est une chose avec laquelle j’aime travailler.