Prélude: Le retour de Scorsese
Martin Scorsese, j’adore! Dans ses dernier films, j’avais déjà adoré The Irishman sur Netflix (Je n’avais pas vu passer les 3h30), autant dire que j’attendais Killers of the Flower Moon de pied ferme, et ce depuis près de quatre ans. Mon enthousiasme était à son paroxysme, et je n’ai pas du tout été déçue!
L’ascension et la chute d’un anti-héros: un récit typiquement scorsesien
Avez-vous déjà vu Les Affranchis, Le Loup de Wall Street ou The Irishman? Le schéma est le même.
Dans Les Affranchis, le jeune Henry Hill devient le protégé de Paulie Cicero et son nouvel homme de main au sein de la mafia sicilienne à New York. Après son mariage avec sa femme Karen, Henryatteindra son apogée avant la descente aux enfers qui le mènera au procès et à sa nouvelle vie minable en tant que témoin sous protection.
Dans The Irishman, Frank Sheeran, en travaillant sous la houlette de Russell Buffalino, deviendra bien haut placé en tant que gangster et connaîtra son apogée en se rapprochant de Jimmy Hoffa dans le but de le tuer, et c’est après avoir accompli sa tâche que tout bascule, lui et Buffalino se retrouvent en taule, et tandis que Russell Buffalino meurt de vieillesse derrière les barreaux, Frank Sheeran, lui, termine ses jours dans une maison de retraite. Une bien triste fin pour des gangsters craints et redoutés dans le milieu criminel.
La relation mentor-disciple est en cela récurrente dans le cinéma de Scorsese.
Ici, le personnage d’Ernest Burkhart, rustre, benêt et naïf, inteprété par un brillant Leonardo DiCaprioà contre-courant, est exactement à la place de Henry Hill et Frank Sheeran. Sa naïveté et son côté simplet le mettent à la merci de William Hale, qui n’hésite pas une seconde à subtilement se servir de lui pour exécuter ses plans. Cependant, la tromperie ne peut durer, ainsi Burkhart fait lui-même les injections d’insuline à Mollie, arrête de l’empoisonner et décide enfin de témoigner contre Hale, malgré la tentative d’intimidation de l’avocat de ce dernier (une incarnation sortie de nulle part, fracassante et brute de décoffrage par le sous-estimé mais non moins adoré de tous Brendan Fraser, qui signe un retour en grâce digne de lui). Ernest Burkhart est un anti-héros tiraillé entre sa loyauté envers son oncle et son amour pour sa femme, ce qui ne l’empêchera pas de se mettre cette dernière à dos, comme Henry Hill a divorcé de Karen dans Les Affranchis et Jordan Belfort a divorcé de Naomi Lapaglia dans Le Loup de Wall Street.
Ce schéma narratif se rapproche un peu du schéma de la tragédie telle que théorisé dans La Poétiqued’Aristote: la tragédie met en scène un héros pas totalement vertueux qui connaîtra un destin funeste. La tragédie symbolise une chute. Les récits de Martin Scorsese mentionnés encore et encore précédemment y correspondent plus ou moins: certes, ils débutent en montrant l’ascension du protagoniste jusqu’à son apogée, mais là où ils rejoignent la tragédie, c’est dans le fait que les enjeux débutent après l’apogée. Scorsese s’attarde particulièrement sur l’après, ce qui se passe après que ses protagonistes sont au sommet. Ce schéma s’applique aussi au mentor du protagoniste, Pauliedans Les Affranchis, Frank Costello dans Les Infiltrés, Russell Buffalino dans The Irishman, et ici William Hale.
D’ailleurs, William Hale, immonde crapule qui se prétend ami des Osages alors qu’il ne veut que leur pétrole brillamment interprétée par la légende en personne Robert De Niro et impeccablement doublé en VF par Pierre Arditi (excellent successeur de feu Jacques Frantz choisi par le directeur artistique Jean-Marc Pannetier et validé par Martin Scorsese lui-même) est une sorte de parrain, ses sbires sont comme des gangsters! Lui-même ne se salit pas les mains, il est au-dessus de tout soupçon grâce à sa réputation, à l’instar de James Moriarty, ennemi juré de Sherlock Holmes, ou plus simplement de Don Vito Corleone, la figure emblématique du Parrain de Francis Ford Coppola.
Le côté sombre de l’Amérique: une nation forgée dans le sang et la violence
La violence est très souvent présente chez Scorsese. Non seulement elle est très présente, mais elle y est réaliste, terre-à-terre, crue, sordide et implacable. Sans avoir à être esthétisée ou exacerbée (a contrario du cinéma de Quentin Tarantino ou de la saga John Wick, par exemple), la violence est prenante par sa simplicité. Dans Les Affranchis, les scènes de meurtre et de violence sont horribles (Tommy DeVito qui poignarde Billy Batts à mort avec un couteau de boucher), parce qu’elles sont simples, réalistes et rapides, le plus souvent tournées en un seul plan. Il en est de même dans Casino (Nicky Santoro qui se fait tabasser à coups de battes de baseball), Gangs of New York (Billy le Boucher qui assène à Amsterdam Vallon plusieurs coups de boule), Les Infiltrés (Frank Costello qui fracasse la main cassée et emplâtrée de Billy Costigan avec sa chaussure) et The Irishman (Frank Sheeran qui descend froidement Jimmy Hoffa d’une balle dans la tête). Killers of the Flower Moon ne fait pas exception. Une jeune femme Osage qui se fait tuer en pleine rue d’une balle dans la tête sous les yeux de son bébé, un proche des Osages envoyé à Washington qui se fait poignarder à mort dans la rue lors de son retour à Fairfax, un détective privé qui se fait tabasser à mort, c’est d’une violence insoutenable.
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Martin Scorsese aborde l’histoire des États-Unis d’Amérique sous son aspect putride. Il l’avait déjà fait avec Gangs of New York, dépeignant l’émergence de la nation américaine dans la terreur des guerres de gangs entre les Américains d’origine anglaise et les Irlandais au cœur de la Grosse Pomme au XIXème siècle. Le slogan du film dit « America was born in the streets » (L’Amérique est née dans les rues), précisons que c’est dans la violence des rues qu’est née l’Amérique.
Dans Killers of the Flower Moon, Scorsese met en lumière la sombre histoire des Indiens d’Amérique. Nombreuses sont les tribus amérindiennes qui peuplent l’Amérique du Nord (Les Apaches, les Comanches, les Séminoles, les Cherokees, les Iroquois, les Tomahawks, les Mescaleros…), et c’est la tribu Osage qui est mise à l’honneur. Les Osages ont été chassés des vallées de l’Ohio et du Mississippi. Sur ordre du gouvernement américain, ils ont acquis des terres en friche (et pas tellement intéressantes) dans l’État de l’Oklahoma, et quelle ne fut pas la surprise des Osages lorsqu’ils ont découvert par pur hasard des gisements de pétrole, le fameux or noir, qui a fait la fortune de la tribu, au grand dam des Américains.
Il est donc logique que les Osages, devenus le peuple le plus riche des États-Unis par habitant, ont suscité la jalousie et la convoitise des Américains blancs les plus cupides. Ce n’est même pas propre aux Amérindiens. Les hommes d’affaires américains et le gouvernement des États-Unis sont prêts à tout pour s’accaparer le premier puits de pétrole qu’ils convoitent dans le monde entier (comme en Iran et en Arabie Saoudite), ça fait juste partie de l’histoire, pas la peine de chercher une signification et/ou une attaque.
Les meurtres liés aux Osages sont d’ailleurs à l’origine de la création du FBI, la police fédérale, créée par J. Edgar Hoover. Scorsese ne nous fait ni plus ni moins qu’un cours d’histoire.
Rendre justice, pas faire culpabiliser
Le but de Martin Scorsese est très simple: il veut rendre justice à la tribu Osage, et aux Amérindiens dans l’ensemble. C’est à cette fin qu’il a fait participer activement la tribu Osage à la production du film, même le chef, Sitting Bear. Robert De Niro et Leonardo DiCaprio ont même appris quelques mots de la langue osage pour mieux intégrer leurs personnages à la tribu dans la diégèse.
En outre, Robbie Robertson, le défunt compositeur de la bande originale du film, a des origines amérindiennes, et sa partition est divine, aussi réussie que le film lui-même, un savant cocktail de blues, de country, de rock et de musique traditionnelle amérindienne.
Les Amérindiens, les véritables natifs Américains, ont été chassés, massacrés , grand-remplacés et génocidés par les colons débarqués en Amérique, c’est un fait. Le rappeler semble déplaire aux conservateurs américains, malheureusement les massacres d’Indiens furent une réalité, mais ça appartient à l’histoire, c’est du passé, ce n’est pas une raison pour se sentir pointé du doigt.
Le but du film n’a jamais été de dire aux Américains blancs, et encore moins aux Européens (je le dis parce que j’en connais certains qui se sont sentis visés) « Vous êtes des meurtriers, des génocidaires, des méchants », Scorsese n’est pas dans une logique wokiste de repentance, de même que les Amérindiens ne sont pas dans une logique wokiste de victimisation, ils sont au-dessus de ça, tout comme nous devons tous être au-dessus de ça.
Conclusion
En mettant en scène un récit littéralement tragique plein d’humanité sur un homme empêtré à cause de sa stupidité et de sa naïveté dans une spirale infernale, Martin Scorsese, à travers un pan ensanglanté de l’histoire des États-Unis, rappelle avec élégance et dureté la cupidité de l’être humain et sa capacité à commettre les pires atrocités pour s’emparer d’un trésor, au détriment d’autrui, quitte à manipuler les siens.
En vérité je vous le dis, Martin Scorsese a réalisé LE film de l’année 2023, et je suis on-ne-peut-plus heureuse de l’avoir vu dans une salle de cinéma!
Synopsis
La tribu amérindienne Osage, installée de force sur les terres de l’Oklahoma, est devenue la population la plus riche des États-Unis par habitant après avoir découvert des gisements de pétrole. William Hale (Robert De Niro), notable de la ville de Fairfax, souhaite s’accaparer le pétrole des Osages, au point de se servir de son rustre neveu Ernest Burkhart (Leonardo DiCaprio), qui tombe amoureux de Mollie (Lily Gladstone), une Osage diabétique destinée à hériter de la fortune et du pétrole de sa famille.