Critique : La façon dont notre rapport à l’image a définitivement façonné notre société mérite d’être rappelée. Ainsi, l’image, source de vérité et de témoignage d’un concret, se voit renvoyée de plus en plus à une nature manipulée, réécrite, pas aidée par la prolifération d’intelligences artificielles génératives qui brouillent de plus en plus la frontière de ce qui touche à la réalité. Que Dominik Moll entame son nouveau long-métrage, « Dossier 137 », par un échange concernant une image preuve n’est donc pas anodin : ici, l’image est censée prouver les exactions de policiers emportés par leur violence mais elle va se voir réécrite par différents regards, et ce devant nos yeux passifs mais également ceux de Stéphanie.

Le choix de ce personnage apporte une interrogation sur le fil, ce protagoniste étant enquêtrice à l’IGPN. Ainsi, en menant les investigations sur les exactions de ses collègues, elle est à la fois policière et pas policière, renvoyée constamment à une contradiction de statut qui va nourrir en fond le récit. Dans une période où les bavures des personnes censées nous protéger s’accumulent médiatiquement tout en rappelant l’héroïsme de ses membres durant les attentats il y a plus de dix ans, un flou émotionnel se développe, dans une recherche de nuance désirée par Dominik Moll qui freine un peu l’envie d’une dénonciation totale de certaines violences. Cela pourra créer une frustration évidente pour les personnes allant voir ce long-métrage avec l’envie d’une attaque plus acide mais jamais cela ne semble le propos réel, l’investigation permettant plutôt de s’interroger sur une internalisation de ces actes au nom du pouvoir.

Les scènes d’interrogatoire, avec une approche crue quasi documentaire, vont dans ce sens, que ce soit par le biais de champs contre-champs simples d’apparence mais pertinents dans la manière de renvoyer les versions face aux faits tout en nous impliquant dans les questionnements de Stéphanie. Alors que nous sommes témoins d’images brutales, les défenses et explications données paraissent vaseuses, presque drôles par l’absurdité de ces réponses. C’est donc un fossé qui se capte, ce qui était déjà le cas dans « La nuit du 12 » . Dans ce dernier, un échange avec l’amie de la victime jouant du même champ contrechamp se terminait par un plan remettant à égal le personnage avec celui de ce policier constatant cette distance développée autour d’un violent féminicide. Comme très souvent dans le genre, c’est moins l’enquête qui importe que ce qu’elle raconte en parallèle social.

Photos de plateau sur le film DOSSIER 137 de Dominik Moll Commande pour Haut & Court Distribution © Fanny de Gouville // Modds

Ici, difficile de ne pas constater le mal-être d’une structure qui ne sait comment se questionner correctement, jugeant toute personne interrogeant la violence policière comme un.e traître.sse ne se rendant pas compte des difficultés du milieu. La volonté de neutralité procédurale se voit alors confrontée à l’humanité, celle que l’on délaisse trop à force de mécaniques oubliant les personnes derrière les affaires. Cette implication prise peu à peu par Stéphanie peut se relier à celle de Yohan de « La nuit du 12 », un parallèle sur une forme quasi obsessive où l’émotion ne peut être réprimée dans pareilles enquêtes. Comment conserver un cœur dans une structure qui appelle constamment à une raison vidée d’émotions ? N’y a-t-il pas une perte de sens qui se développe par pareils biais ?

De là, la précision de la mise en scène de Dominik Moll se doit d’être soulignée, documentant la fiction mais fictionnalisant aussi la réalité dans un rapport à l’image sans cesse questionné. Et là, on parle aussi bien de l’image concrète, celle filmée qui permet de confronter les policiers à leurs actions et les victimes à leurs doutes que celle d’une institution mise à mal par ses procédures et l’absence de réelles résolutions dans pareils cas. Une réplique d’une grande justesse point vers la fin du film, quand on dit à Stéphanie « Vous avez bien fait votre travail. Mais votre travail, il sert à quoi ? ». Nous revoilà dans une question de sens des actions : malgré les preuves, les doutes et les victimes marquées par les brutalités, la bâtisse reste, inflexible, inquestionnée, stabilisée dans ses certitudes malgré le fossé qui se développe peu à peu autour d’elle.

Pourtant, la figure policière se voit renvoyée à sa propre précarité, au détour d’une scène dans la chambre d’un hôtel de luxe où les personnages, attendant un témoin, se voient rappeler leur propre pauvreté. Le personnage d’Alicia, incarnée par Guslagie Malanda, permet alors de créer un autre axe d’interrogation : celui de répercussions, de l’absence de protection de la vérité et d’une notion constamment dévoyée de la justice. On peut alors s’interroger sur le rapport à la démocratie quand on constate le manque de résolution de ces affaires, la façon dont une famille va vivre avec les conséquences d’une manifestation pacifique, d’une employée qui aura toujours la crainte de répercussions suite à des images témoignant de violences d’état.

Photos de plateau sur le film DOSSIER 137 de Dominik Moll Commande pour Haut & Court Distribution © Fanny de Gouville // Modds

L’inconfort se développe donc, que ce soit dans l’envie spectatorielle de voir une affaire se résoudre positivement, ou dans celle de citoyen.nes, mis.e à mal par l’implication d’actions brutales qui se répètent constamment dans un cycle qui n’est jamais interrogé par ses instigateurs. Dans « La nuit du 12 », les rapprochements avec Lynch renvoyaient à une violence masculine qui s’insinuait de diverses manières et poussait à une action constante, avec les fantômes des victimes qui rappellent la nature continue de ces exactions. Ici, la conclusion de « Dossier 137 » nous renvoie à notre propre conception de l’image, celle de bonheur dévoyé par des violences irréparables ainsi que celle que l’on « consomme », de ces chats qui nous font oublier que le monde brûle et que rien ne pourra jamais vraiment évoluer. C’est sans doute pour cela que le nouveau film de Dominik Moll peut cliver, faisant dire qu’il est dans une neutralité contreproductive. Pourtant, « Dossier 137 » joue constamment de ses images pour rappeler notre propre passivité, renvoyant regards contre regards dans les conséquences de distances émotionnelles et sociales au sein d’une démocratie qui porte plus l’illusion de son nom que les idéaux censés être véhiculés par ses structures…

Résumé : Le dossier 137 est en apparence une affaire de plus pour Stéphanie, enquêtrice à l’IGPN, la police des polices. Une manifestation tendue, un jeune homme blessé par un tir de LBD, des circonstances à éclaircir pour établir une responsabilité… Mais un élément inattendu va troubler Stéphanie, pour qui le dossier 137 devient autre chose qu’un simple numéro.

Photos de plateau sur le film DOSSIER 137 de Dominik Moll Commande pour Haut & Court Distribution © Fanny de Gouville // Modds