« Tout le monde a deux métiers, le sien et celui de critique de cinéma. ». Cette phrase de François Truffaut montre bien notre rapport au septième art, nous poussant à une évaluation constante des films que nous regardons. En ce sens, Internet et ses différents réseaux ont permis de propager plus facilement les réflexions individuelles, permettant de mettre en valeur certaines personnalités du web à un niveau équivalent, même supérieur, aux professionnels du milieu dans le regard du grand public. Comme tout, il y a évidemment un revers de la médaille à cette mise en avant de certains critiques et de leur approche analytique, en particulier l’héritage amené par certains noms plus réputés dans le domaine. Cet essai va tenter de dresser trois de ces problèmes qui reflètent, par les résonnances, entre elles les limites d’un système où beaucoup tentent de trouver leur identité dans un système chargé.
La linéarisation de l’analyse narrative
Derrière ce terme peut-être un peu confus se trouve un schéma simple que tout le monde a pu voir s’il a déjà regardé les trois quarts des vidéastes cinéma sur YouTube : développer la critique en racontant l’intégralité de l’histoire du film abordé. L’idée de départ est simple : en décortiquant tous les points du film et en racontant celui-ci, on peut au mieux y décrypter les points qui fonctionnent ou non. L’application se fait autre car elle dévoile déjà la majeure partie du contenu du long-métrage. Qu’importe votre position sur le rapport au spoiler et la façon dont connaître un point important de la narration en avance influe le visionnage, il y a quand même matière à interroger cette manière de faire. Est-ce que raconter toute l’histoire d’un film va réellement permettre de donner envie de le voir, surtout quand il n’est pas facilement disponible ? Il y a un biais d’éloignement qui se construit par ce besoin de décortiquer le récit dans sa construction globale, enlevant la possibilité d’une première impression en s’imposant un regard autre. Demandez à trois de vos proches de raconter l’histoire d’un même film sur lequel leurs avis divergent et vous vous verrez confrontés à des biais bien évidemment opposés. Il suffit que votre vidéaste préféré n’ait pas apprécié un film ou soit passé à côté d’un point important de sa narration pour qu’il influence totalement la vision qu’on lui accorde. On ne compte plus les fans de CinemaSins qui commentent la qualité des films abordés dans les vidéos pour comprendre que ce biais critique soit totalement contreproductif, surtout quand on sait l’absence de pertinence analytique de cette chaîne. « Plus besoin de voir le film désormais » déclarent certaines personnes à ce sujet, comme si un résumé de 20 minutes, souvent avec une bonne dose de mauvaise foi, pouvait permettre de capter l’essence même d’une œuvre, surtout quand elle est broyée par un regard bien marqué. Raconter de cette manière un long-métrage impose donc une vision marquée et pouvant tout simplement esquiver le potentiel analytique de l’œuvre abordée. Cela renferme également tout film dans un même schéma narratif immuable, délaissant toute position expérimentale ou cherchant à déconstruire les rouages que nous voyons encore et encore dans le cinéma grand public. La critique amène évidemment un apport subjectif dans la façon dont l’auteur rédige son texte mais ce schéma descriptif, devenu copié encore et encore par divers vidéastes, fait oublier l’existence de cette subjectivité analytique. Au contraire, on pense que l’on nous raconte le récit tel qu’il existe et pourquoi en douter ? On pourra argumenter que plusieurs vidéastes ont su s’approprier ce format pour offrir quelque chose d’intéressant et assumant la subjectivité du propos mais cela serait ignorer que pour une réussite intelligente se trouvent diverses copies qui ont survolé le concept de la même manière qu’elles survolent toute analyse de films. À ce sujet…
Manufacturer la critique pour de l’humour
Combien de vidéastes cinéma ont su développer leur style et leurs analyses sans avoir recours à un besoin incessant de blagues ? La question peut paraître méchante mais elle souligne bien le besoin sur YouTube de parler de films en faisant constamment de l’humour à la qualité aléatoire. On pourrait parler de la façon dont quelques personnes utilisent cela pour diluer leur propos intellectuel et amener alors à une meilleure compréhension des concepts abordés dans leurs vidéos. Il y a également les vidéastes assumant faire uniquement de l’humour à propos de films. Mais dans cet entre-deux se trouvent des personnalités qui cherchent surtout à créer du divertissement sous couvert de critiques. L’art de l’analyse cinématographique reste de comprendre ce qui fait la réussite ou l’échec d’un long-métrage par le biais d’une réflexion cherchant à atteindre une certaine objectivité critique tout en se devant d’assumer sa subjectivité. L’idée même est de pousser à réfléchir sur ce que l’on regarde et ne pas être un simple consommateur d’images pour mieux se muer en spectateur réfléchi. Malheureusement, cette approche tout en humour met surtout toute possibilité de réflexion sur pause en manufacturant l’exercice critique pour de l’humour constant. Une nouvelle fois, le but ici n’est pas de dire que toute vidéo parlant de cinéma au moyen de blagues diverses constitue un échec analytique. Mais il faut se poser des questions sur la manière dont certains ont besoin d’évacuer toute possibilité de recherche sous couvert d’humour. Pour prendre un exemple plus concret, voilà ce qui a mené le Nostalgia Critic à une influence assumée de divers vidéastes en Boomer pensant pouvoir critiquer un film car il se moque de tout ce qu’il y aborde sans se laisser la possibilité d’être mis en danger. Savoir que pareille personne a mené toute une génération à lui ressembler peut alors interroger sur ce qu’il a fait fructifier comme héritage dans une formule devenue sclérosée par son absence totale d’identité propre. Cela est ironique car il nous mène au dernier point de cet essai.
La mise en avant de l’individu « objectif »
La critique numérique ne se contente plus de tenter d’analyser un film. Il faut désormais se développer presque comme une marque, influencer plutôt qu’analyser. On ne compte plus ces personnalités sur les réseaux sociaux, vidéastes, podcasteurs qui passent désormais à côté de toute proposition de diversité cinématographique pour chercher uniquement à « percer ». Le propos mérite d’être nuancé car de nombreuses personnes ont su, par le biais du numérique, élargir leurs connaissances, découvrir de nouveaux films et même s’affirmer dans leurs goûts cinématographiques. Malheureusement, nous rentrons dans une nouvelle forme de consommation de l’image où l’individu critique prône sur la forme analytique. Ainsi, il faut être visible médiatiquement, encore plus dans cette ère de porosité entre médias et communautés. Pour cela, on joue sur le besoin de survoler l’analyse cinéma afin de mieux créer une approche identitaire. On ne compte plus ces personnalités qui écrivent des livres sans une once d’intérêt critique car ils ont leur communauté, pouvant même leur demander de les aider gratuitement lors de tournages, générosité de ces personnes hors du commun. Il en sort un pouvoir de renforcement sur ce qui peut être dit et fait par ces influenceurs cinéma, oubliant potentiellement l’exercice critique pour de la complaisance marketable. Il est facile de faire cette remarque et il faut accepter également son propre rôle dans cet entre-soi numérique où chacun cherche à être la nouvelle tête du Twitter/Instagram/YouTube Cinéma, notamment en engrangeant le plus d’abonnés pour se trouver une certaine autorité. Mais est-ce que cela mérite la peine si c’est pour se retrouver à publier l’intégralité d’un film sur un réseau social, de se renfermer dans un paysage cinématographique des plus restreints ou pour communiquer avec beaufitude afin de se faire remarquer ? Les vraies personnes méritant d’être critiquées à ce sujet ne réfléchissent guère à ce biais, bien trop occupées à recopier ad nauseam le même contenu, harcelant quand elles en ont besoin par le biais de dramas puérils et jouant les victimes effarouchées quand leurs torts sont mis en avant. L’analyse est morte, vive la communication sociale vaine mais créant de l’interaction. On peut ainsi s’interroger sur la façon dont cette objectification de l’individu peut se retourner culturellement, la mise en avant de certaines personnalités créant du contenu sous prétexte d’être suivies par plusieurs milliers d’abonnés assurant une visibilité pour tout lieu qui les invite. On peut comprendre, encore plus au vu du manque de respect adressé au secteur culturel, que les lieux qui représentent la culture cherchent à trouver le meilleur moyen de communiquer, tout comme pour certaines productions faire appel à certaines de ces personnalités pour peut-être trouver son audience. Ce serait même réducteur de mettre toutes ces personnes dans un même panier tant il y a indubitablement des noms qui ont su allier maîtrise de leur communication avec une vraie connaissance cinématographique pertinente. Mais qu’en est-il de ces influenceurs et influenceuses de pacotille, celles et ceux qui survolent leurs sujets pour créer une culture du vide dénuée de toute envie d’analyse ? Les individus qui n’ont aucun réel intérêt pour le septième art mais ne cherchent qu’à se faire voir tout en ayant la fatigue de sortir se cultiver, entrant dans une mécanisation totale de l’information cinéma et dans une vanité qui n’a d’égale que l’absence de travail dans leurs propos ? Les personnalités connues pour leur aspect néfaste, harceleurs et/ou agresseurs qui ont l’avantage d’être suivies par milliers malgré leurs torts ? C’est un cercle vicieux qui se dessine, celui d’un contenu à entretenir tout en évacuant peu à peu l’analyse, la réflexion, tout cela pour jouer le jeu de l’influence. On cherche de moins en moins à mettre en avant des personnes passionnées qui veulent chercher à partager leur amour du cinéma mais des personnalités qui imposent leur vision. C’est la bataille à qui a le plus de followers pour espérer trouver une place au soleil dans le milieu de la critique cinématographique, qu’importe si l’on agit par réel intérêt ou juste pour perpétuer une certaine culture de l’influence médiatique.
Voici donc quelques pistes de réflexion sur trois tares de l’héritage numérique de la critique, reformulant en recopiant pour mieux se complaire dans un besoin de célébrité plutôt que dans la quête d’analyses personnelles. Il reste à voir ce que nous, personnalités du quotidien assumant notre amour de la critique cinéma, pouvons faire pour mieux se détourner de ces craintes et réaffirmer l’importance d’Internet dans la propagation d’avis passionnés sur le septième art. C’est un vœu pieux de croire que l’on peut échapper aux envies de se transformer en influenceur détournant l’analyse cinématographique pour faire du survol critique et de l’humour bateau mais en même temps, il faut pouvoir amorcer un début de remise en question pour mieux développer des potentiels critiques, mettant de côté le cynisme de la popularité pour ce qui devrait toujours importer : le cinéma, encore et toujours.