Benjamin Renner fait sûrement partie des grands noms actuels dans le domaine du cinéma d’animation européen. Alors que « Migration », jolie histoire de canards en voyage, est désormais disponible en édition physique, nous avons pu discuter avec le metteur en scène lors de son passage au festival Anima de Bruxelles.
Vous êtes venu à Anima pour la diffusion du film « Migration ». Comment êtes-vous arrivé sur le projet et quel regard portez-vous sur celui-ci en ce moment ?
J’ai commencé mon travail au tout début du projet. C’était il y a presque six ans exactement. Chris Meledandri, le fondateur d’Illumination, est un producteur assez connu là-bas parce qu’il a produit beaucoup de sagas comme « L’âge de glace », « Moi, moche et méchant » et « Mario », c’est un grand producteur américain. Il cherchait un réalisateur pour un film qu’il avait fait écrire et dont il avait eu l’idée. Quand il m’a contacté, je ne pensais pas être capable de faire ce genre de films. Je venais de la 2D, des productions françaises avec des petits budgets et j’étais très bien là-dedans, je n’avais pas de soucis à rester dans cet univers. Il m’a proposé le projet et j’avoue que la conversation qu’on a eue par rapport au projet m’a vachement touché parce qu’elle était très personnelle, il parlait de sa propre expérience, sa relation avec sa femme, avec sa famille, de la peur qu’il avait de les perdre, pas seulement par rapport à la vie mais de perdre leur amour. J’avais trouvé cela particulièrement touchant et on a partagé notre expérience à ce sujet-là. Il voulait parler de tout ça par le biais d’une migration de canards avec un papa protecteur qui refuse de migrer car il a la vie parfaite sans avoir besoin de se confronter aux dangers du monde extérieur. C’est quelque chose dans lequel on se retrouve beaucoup. Donc on a commencé à travailler ensemble. Je lui ai dit que je ne savais pas faire des films à gros budget en 3D et que j’allais aider comme je peux faire, en proposant des idées, comme sur les storyboards. On s’est plutôt bien entendu en travaillant ensemble. Ça s’est fait petit à petit en fait et à un moment, il m’a proposé de réaliser. C’était un peu flippant pour moi. En même temps, je me disais que, l’avantage avec les américains, c’est qu’ils me vireront sans état d’âme si je ne leur plais pas. Si je reste là, c’est que je suis utile, mais je ne vais pas tout faire pour garder le boulot. Je fais ce que je sais faire et si ça se passe mal, ce n’est pas grave, je m’en vais. Et cinq ans après, ils ne m’ont toujours pas viré, le film s’est fait et il est sorti surtout.
Est-ce que vous pourriez alors appuyer la différence de travail entre l’animation francophone et américaine ?
Déjà, en France, tu as plein de producteurs et ça fait autant de manières différentes de faire un film. Mais la grosse différence, c’est le budget, pas forcément parce qu’il est plus gros mais quand c’est un studio américain qui fait un film, c’est le studio lui-même qui apporte l’argent, avec ce qu’il a emmagasiné sur d’autres films. Le studio fait ce qu’il a envie de faire, c’est lui qui donne les directives. En France, paradoxalement, on doit demander de l’argent et plein d’aides à différentes régions, on doit aller chercher le budget et il est beaucoup plus petit, donc on a moins droit à l’erreur, ce qui fait qu’on va aller beaucoup plus vite au niveau du scénario, qu’on va faire tel quel. Une fois qu’il est validé, on n’y touche plus. Là-bas, c’est tout l’inverse : il y a un scénario mais c’est une base vague, sur laquelle on va commencer et on verra au fur et à mesure ce qu’on peut en faire. On faisait le film avec le studio Illumination mais jusqu’au bout du bout, on continuait à changer l’histoire, les dialogues, des changements assez forts. Alors que sur toutes les productions que j’ai pu faire en Europe, une fois qu’on a validé le script et le storyboard, on ne touchait plus à rien. Les rails étaient posés, la locomotive pouvait démarrer. Aux États-Unis, les rails, on les fait, on les refait, on retape le début, c’est un changement constant. Donc ça, c’était une des grosses différences. Aussi, tu as un rapport au producteur qui n’est pas du tout le même. En France, j’avais l’impression que mon producteur était là à me dire « Bon, c’est parfait, tu ne touches plus à rien », alors qu’en tant que réalisateur, je disais « Non mais on peut faire mieux, plus comme ci, plus comme ça ». C’est chouette car, en tant que réalisateur, c’est toi qui a le mot final sur le film. Après, c’est mon expérience donc je ne peux pas dire si c’est la même chose pour tous les réalisateurs et réalisatrices français avec leurs producteurs, c’était en tout cas mon cas. Avec Illumination, c’est clairement le producteur qui a le dernier mot et il peut à n’importe quel moment se dire qu’on va refaire ça ou essayer ceci différemment. Toi, tu es là et tu te dis que si tu changes ce point, tu dois aussi retravailler celui-là car tu as construit ton scénario de cette manière. On construit une histoire mais sur des sables mouvants. C’est ça la grosse différence pour moi : cette instabilité constante de créativité, où tu n’es jamais sûr de l’histoire que tu racontes car elle est toujours en mouvement.
Dans le Chara Design de « Migration », on retrouve ces traits 2D qui font pour moi la force du « Grand méchant renard ». Comment concilier cet aspect 2D dans l’animation 3D, surtout avec un studio disposant d’un style graphique assez reconnaissable ?
C’est marrant car le style graphique d’Illumination est très francobelge à titre personnel car il vient d’Eric Guillon, un incroyable illustrateur que j’admire et qui était aussi une des raisons pour lesquelles je suis venu travailler avec le studio parce que je suis admiratif de son travail. Il a laissé sa patte pour moi. Quand on regarde ses illustrations, c’est dans un genre de mélange entre Franquin et Sempé qui est super beau. Ils ont d’ailleurs publié un artbook qui est magnifique que je vous encourage à aller voir, ça fourmille d’idées et chaque dessin est hilarant. De base, il y a une appétence pour des styles graphiques très particuliers, très marqués. Le producteur Chris Medandri aime beaucoup ça. Même quand on regarde ses designs d’avant, il y a des personnages de « L’âge de glace » avec un design très particulier, ce n’est pas du Disney, ce n’est pas « Le roi lion » où tous les animaux sont très classes. Ils sont même tous assez moches en fait (rires). Mais ils sont drôles et super touchants. Après, quand je suis arrivé sur le projet, les designs se font pour moi quand je travaille sur le storyboard. Petit à petit, le personnage commence à se solidifier. Quand les artistes arrivent sur le projet, je leur donne les boards avec le contexte de l’histoire et ils peuvent s’inspirer de ça, ou non. Je transmets ma patte presque inconsciemment, je ne suis pas au-dessus des designers, je les laisse en général plutôt faire et s’il y a des choses auxquelles j’accroche, j’y vais, même si c’est lié à ma propre sensibilité. Ça se fait un peu de manière naturelle. Encore une fois, quand on est soutenu par le producteur, ça aide beaucoup. Après, je ne cache pas que sur « Migration », il y a juste les personnages principaux où je n’étais pas très fan de certaines choses mais c’est très difficile de faire des personnages principaux forts. Je les trouvais un peu classiques alors que les personnages secondaires, j’en suis très très fier.
Pour revenir un peu en arrière, pourriez-vous parler de votre expérience sur « Ernest et Célestine » ?
Bien sûr ! C’est assez vaste comme question donc je ne sais pas si je dois parler d’un point en particulier…
Celui que vous préférez !
C’était une expérience assez différente pour le coup, dans le sens où c’était déjà mon premier film. C’était assez particulier car c’est un film sur lequel j’ai eu un énorme coup de cœur en voyant les livres. C’est ce que je cherchais à faire à l’époque en sortant d’école, je voulais aider. J’avais fait un peu le pied de grue sur « Le chat du rabbin » en disant que je voulais aider à animer cette bande dessinée que j’adorais en un film d’animation. J’aurais voulu bosser sur Persépolis mais je faisais encore mes études. J’avais envie d’adapter des œuvres fortes, les faire vivre. Quand Didier Brunner m’a mis le livre « Ernest et Célestine » dans les mains, j’ai été tout de suite pris. Pour le coup, c’était un truc que j’adorais plus que tout avec des personnages à tête d’animaux. J’adore l’anthropomorphisme et tout ça donc j’étais fan. J’ai commencé en tant qu’animateur sur le projet. Je n’avais pas de rôle prédéfini. Tout ce que je faisais, c’était animer les personnages pour les faire vivre. C’était une expérience assez incroyable. Je n’ai pas été réalisateur par accident sur le projet mais parce que le producteur n’arrivait pas à trouver un réalisateur et il voyait cet amour que j’avais pour le projet, qui était débordant. Donc, après plusieurs années, il m’a demandé si je voulais réaliser. J’ai refusé pendant plusieurs jours et semaines avant d’accepter à condition d’avoir un coréalisateur. C’est comme ça que Patar et Aubier, de grands réalisateurs belges, m’ont rejoint sur le projet. Ils m’ont rassuré et soutenu sur cette épopée qu’était ce film. C’était une expérience très particulière, très forte pour moi, très stressante aussi car je disais à tout le monde que le livre est fabuleux, que le scénario de Daniel Pennac était génialissime et que seul le réalisateur pouvait se planter sur ce film. On l’a fait avec beaucoup d’amour. J’ai eu de la chance d’avoir été entouré de cette équipe. On dit que je suis le réalisateur mais, en vrai, il y avait tellement de gens incroyables sur projet, qui sont quasiment tous devenus réalisateurs et réalisatrices eux-mêmes. On a vraiment fait ce film ensemble. C’était une production où l’équipe était assez jeune, ce qui a fait qu’on s’est amusés. On voulait rendre hommage au plaisir de dessiner de Gabriel Vincent et c’est ce qu’on a fait avec tout le film : on a dessiné avec beaucoup de plaisir en essayant de transmettre ça au mieux.
Ce plaisir du dessin et l’anthropomorphisme des personnages se retrouvent aussi dans « Le grand méchant renard ». Comment cette expérience sur « Ernest et Célestine » a été utile et comment avez-vous senti votre évolution entre les deux ?
Je pense déjà avoir beaucoup appris narrativement sur « Ernest et Célestine ». Je n’ai pas vraiment écrit sur « Ernest et Célestine », disons que j’écrivais sans écrire, je changeais un peu des séquences mais c’était au minimum. Le problème du scénario de Daniel Perrac, c’est qu’il était incroyable mais ça faisait 2h30. Il fallait réduire et réduire, ce n’est pas juste enlever des morceaux. C’est aussi réécrire pour que ça puisse justement être raconté de manière plus concise. Ça m’a donné un peu confiance en moi par rapport à l’écriture, qui était quelque chose que je voulais faire aussi à titre personnel, c’est-à-dire partager des histoires qui viendraient de trucs personnels. C’est comme ça que je me suis dit que j’allais faire une petite histoire que j’avais envie de faire depuis un certain temps, celle du « Grand méchant renard », qu’on a adaptée ensuite en long-métrage. À la base, je ne voulais pas en faire un long-métrage. Ça se voit déjà car ce sont trois petits courts-métrages qui se suivent. On avait passé tellement de temps sur « Ernest et Célestine » à créer une technique, une manière d’animer, en essuyant tous les plâtres. On se disait avec Patrick Imbert, qui était le chef animateur, que c’était dommage d’avoir tout ce savoir-faire qui allait partir en fumée une fois le film fini. On s’est dit qu’on aurait pu faire le film pour moins cher et en mieux. C’est pour ça que, quand Didier Brunner m’a proposé d’adapter « Le grand méchant renard » en film, j’ai dit « OK » pour en faire un petit truc destiné à la télé avec un petit budget et prouver qu’on peut faire cela dans des bonnes conditions de travail sans fouetter les animateurs, en les laissant travailler tranquillement, le tout en restant dans un seul studio sans s’éparpiller. C’est comme ça qu’on a décidé de tourner le film. On a gardé cette énergie durant sa création. Pour moi, « Le grand méchant renard », c’est une récréation. J’aime dire que c’est un bonbon Crema, les bonbons que ma grand-mère me donnait et que j’adorais, qui n’ont aucune valeur mais qui, pourtant, quand je les mange, ont quelque chose de très fort. J’y suis un peu accro et j’aime bien trouver. C’était quelque chose de très modeste, très humble qui voulait convoquer un peu de bonheur, d’humour et de légèreté, de communiquer le plaisir qu’on peut avoir d’animer les personnages qui nous font rire.
On se rencontre ici dans le cadre du festival Anima. Quel regard portez-vous sur cet événement, ainsi que sur l’avenir du cinéma d’animation de manière général ?
Le fait que j’aie passé 5 ans à travailler sur « Migration », ça m’a éloigné des festivals d’animation donc ici, je sors la tête de l’eau et je vois ce qu’il se passe. Ça ne veut pas dire que je ne regardais pas les films mais que je ne voyais que le haut de l’iceberg des films et courts d’animation. Je ne découvrais que les films nommés aux Oscars et César, je n’avais pas cette expérience qu’on a quand on va en festival et qu’on découvre des films. Je suis donc content de pouvoir redécouvrir ça. Pour l’animation, je sais que le cinéma traverse une crise un peu particulière où c’est difficile de justifier de la vie d’un film presque. On a eu un peu peur avec « Migration » car le film ne marchait pas très bien au début et aussi car il y a une sorte de malédiction sur l’animation où, si ce n’est pas une licence, ça ne marche pas très bien. Fort heureusement, 2023 a un peu donné tort à ça avec des films comme « Élémentaire ». Par exemple, c’est un film qui, lorsqu’il est sorti, tout le monde a dit que c’était un four et c’est sur le long terme que ça a fonctionné. C’est bien car ça veut dire que le public peut encore apprécier les films mais ça demande un travail de bouche à oreille. Mais il y a aussi un truc qui fait que le cinéma est squatté par les suites et les choses comme ça, ce qui rend les producteurs de plus en plus réticents à faire d’autres films. Disons que, ce qui est un peu triste, c’est qu’ils vont avoir tendance à aller vers des suites car on peut foirer une suite, les gens iront quand même le voir, alors que sur un film original, tu n’as pas d’autre choix que de le réussir. En tant que réalisateur, c’est mieux car tu vas te défoncer pour le faire, mais c’est plus difficile pour un producteur, il va être plus frileux, plus prompt à l’annuler, de peur au dernier moment que ça ne marche pas. Donc oui, c’est un moment un peu particulier. Après, en Europe, c’est un microcosme plus particulier car on est plus à l’abri de ça. Et en même temps, ça me désole un peu. Je suis content qu’on puisse faire des films incroyables en France comme « Sirocco », « Linda veut du poulet », « Mars Express », … Cette année a été incroyable en France, tous ces films sont fabuleux. Et, après, je ne m’en rends pas compte, mais j’ai l’impression qu’ils n’ont pas été des grands succès financiers. Celui qui a fait le plus, c’est « Mars Express » avec 200 000 entrées je crois. C’est très bien pour un film français mais ça reste un peu timide. Ce qui me fait de la peine, c’est pour « Linda veut du poulet » qui est à moitié moins, « Sirocco », encore moins, alors que ce sont des films qui méritent largement plus. On se demande ce qu’il faut faire, surtout que les gens qui vont voir ces films sont heureux comme tout, ils en parlent autour d’eux, mais ça reste ultra timide donc pourquoi ? Est-ce que ce sont les distributeurs qui sont trop frileux, qui ne font pas assez de pub autour des films ? Je ne sais pas à quoi c’est dû mais c’est un peu désespérant. Quand tu vois que les studios américains ont le même problème, on se demande ce qu’on peut proposer pour attirer les gens vers des histoires nouvelles. C’est très important, même pour les créateurs de demain, pour qu’ils soient biberonnés à autre chose qu’une seule licence, et qu’ils ne voient que ça toute leur enfance.
Merci à l’équipe d’Anima, plus précisément Kévin Giraud-Busseniers et Barbara Van Lombeek, pour cet entretien.