Critique : Avec « Get out » et « Us », Jordan Peele a su s’inscrire comme un metteur en scène à suivre absolument dans le domaine du cinéma de genre, notamment par sa bascule permanente entre rire et effroi ou sa façon de rappeler la nature éminemment politique du cinéma d’horreur, n’en déplaise à ses détracteurs. Le mystère planant autour de son troisième long-métrage, « Nope », ne faisait que renforcer la curiosité pour un titre qui suggérait plus qu’il ne montrait, si l’on excepte bien sûr la troisième bande-annonce. Les personnes qui ont pu pénétrer dans le film avec l’esprit vierge ont dû alors en avoir pour leur argent étant donné que c’est tout l’intérêt de ce qui constitue peut-être son meilleur long-métrage.
Tout « Nope » baigne dans ce besoin du regard, notamment par l’introduction sonore du film. On cherche constamment à voir, observer, contempler, surtout en ce qui concerne le milieu du cinéma. Ce dernier baigne de plus en plus dans le divertissement pour le divertissement, quitte à devoir mettre en pleine lumière ce qui aurait pu être plus évocateur encore hors champ. De là, Jordan Peele concocte une théorisation de cet univers du spectacle où tout doit être vu et partagé pour y croire. Au final, la quête même de nos deux héros (alchimie de feu entre Keke Palmer et Daniel Kaaluya) de prendre en photo l’OVNI ne relève-t-elle pas de ce besoin constant de captation ? L’idée même de renfermer ce qui vit dans une image fixe peut relever aussi bien de l’art absolu (superbe personnage de chef opérateur grandiloquent) que d’une forme de mise en avant sociale.
En ce sens, le film est effectivement passionnant dans sa manière de retenir constamment ses coups et de chercher à plus évoquer que de tout dévoiler. À la façon d’un Spielberg avec « Jaws », Jordan Peele prend son temps tout en nous laissant bien supposer et attiser notre curiosité. Mais en allant graduellement dans la visualisation, ne repoussons-nous pas nos propres limites de témoins impassibles mais avides en sensations fortes ? Voulons-nous réellement voir les images du carnage sur ce plateau de sitcom familiale ? Avons-nous réellement besoin de visualiser la créature au centre du film ? La réponse se trouve peut-être dans une séquence aussi brève qu’intense et dérangeante par l’impossibilité même d’appréhender directement ce qui se déroule. La retenue prévaut et Peele le comprend totalement, bien qu’il n’hésite pas à amener un climax tout simplement spectaculaire dans ses proportions (tout en restant cohérent avec ce qu’il a amené plus tôt).
Ainsi, « Nope » se situe aux frontières de différents genres et n’hésite jamais à alterner malaise ambiant et rire sans tomber dans une ironie permanente. Quand un personnage se retrouve face à un potentiel danger et prononce le mot-titre, l’humour naît de cette relation qui s’est développée avec cette personnalité débonnaire à mille lieues de l’imbécillité crasse de nombreux personnages dans le cinéma mainstream. Pourtant, jamais cela ne tombe dans le cassage Marvelien des sensations mais renforce ce besoin de proximité avec les protagonistes. Il se crée alors une forme de nuance dans le propos entre l’indispensabilité de l’empathie avec les personnages et le besoin de distanciation avec ce qui relève du spectacle pur.
Ce serait un bonheur de théoriser pendant des heures sur tout ce qui fait de « Nope » un des meilleurs films mainstream américains de ces dernières années mais l’essentiel est ailleurs, dans ce qu’il évoque par ses choix de mise en scène et par ce qu’il instille en symbolisme divers sans tomber dans le fourre-tout indigeste. Au contraire, il se dégage du long-métrage de Jordan Peele une forme de simplicité apparente qui ne fait que dissimuler une densité assez vertigineuse dans ses diverses thématiques. Si une image vaut dès lors mille mots, peut-être est-il devenu impératif de se réinterroger sur ce qui se dissimule derrière ce que l’on pense voir…
Résumé : Après la mort choquante de leur père, le dresseur d’animaux hollywoodien OJ (Daniel Kaluuya) et sa sœur Emerald (Keke Palmer) commencent à observer des phénomènes inexpliqués dans leur vaste ranch du sud de la Californie. Ils s’obstinent à tenter de capturer le mystère avec leur caméra. En combinaison avec les actions de Ricky (Steven Yeun), propriétaire du parc d’attractions voisin, pour tirer profit du phénomène, leurs efforts ne tarderont pas à entraîner des conséquences terrifiantes à caractère surnaturel. Le résultat est un thriller social complexe qui expose comment la violence, le risque et l’opportunisme sont inextricablement liés à l’histoire romancée de l’Ouest américain… et du show business lui-même.