M Night Shyamalan doit sans doute être l’un des réalisateurs grand public les plus clivants des années 2000. Rapidement évalué comme un futur Spielberg avant d’être descendu en flèche, il a vu sa carrière être réévaluée avec ses titres plus récents, permettant également de mieux mettre en lumière des films mal compris à l’époque comme « Le village », allégorie de l’enfermement social d’une Amérique encore terrifiée par les attentats du 11 septembre. Cela n’empêche pas certains de ses longs-métrages de perpétuer cette division critique, à l’instar du dernier, « Trap ». Un regard sur ce site permet même de mieux constater ce rapport au vu de la différence de notes accordées aux chroniques précédentes. Ici, nous allons profiter de sa sortie physique pour mieux adresser quelques points d’analyse qui nous semblent avoir été totalement oubliés, évacuant toute profondeur à son image… pourtant essentielle dans la compréhension du film.
« Trap » joue ainsi régulièrement de l’apparence et de l’écran, que ce soit ceux du concert ou ceux des téléphones. On pourrait s’attendre à un message rétrograde dans le style d’une jeunesse enfermée mais le film est bien plus subtil que cela étant donné que cet aspect crée un parallèle fort entre Cooper et Lady Raven. Notre protagoniste principal se retrouve en effet à concilier une double vie qu’il cherche constamment à maintenir éloignées : son statut familial en tant que père et mari ainsi que les meurtres qu’il commet. Cette scission est explicitée par le personnage lui-même dans une dernière partie qui vaudra la peine d’être analysée plus longuement par la suite. L’usage de son téléphone marque ainsi cette division, l’objet étant constamment utilisé comme révélateur (les lumières dans le concert pour parler de mal-être, Lady Raven appelant ses fans à l’aider pour trouver une victime enlevée) quand lui-même y renferme son véritable secret. Il y a une question de l’extériorité exprimée qui va dès lors expliquer certaines « grosses ficelles » balancées par divers avis négatifs.
Cooper est ainsi l’image du bon père de famille américain : pompier, père de deux enfants, emmenant sa fille voir sa chanteuse préférée tout en la soutenant suite au harcèlement douloureux qu’elle a subi, se montrant généreux avec des personnes inconnues, … La figure du manipulateur est indéniable mais va également dans un rapport d’excuses permanentes, notamment par son côté bien sous tous rapports. C’est un aspect dont il joue régulièrement et qui exprime une forme de manipulation d’une figure constamment vue comme fiable mais en rentrant avec une actualité à même de ressortir cette violence dissimulée. Dans une période où l’on se surprend constamment du passé derrière certains criminels, il est à rappeler que les agresseurs peuvent se défendre par une apparence à priori confiante. On aime renvoyer les agresseurs et meurtriers à une vision monstrueuse mais ce serait nier que ceux-ci sont également des pères, des maris, des voisins, des proches qui semblent tout à fait sans problèmes. Ne nions pas non plus que cet instinct de confiance va également avec la couleur de peau de Cooper, d’autant plus dans un pays comme les États-Unis où les violences policières envers toutes personnes dites issues d’une minorité ne font qu’augmenter. On fait face ici au bon petit père de famille américain blanc tout gentil qui peut toujours se sortir de n’importe quelle situation grâce à un bagout et un attendrissement qui n’est qu’une apparence, et nier cela équivaut, aux yeux de l’auteur de ces lignes, à nier toute une part politique indéniable au film (sachant évidemment que tous les films sont politiques et que ceux de Shyamalan ne dissimulent jamais leur part à ce sujet).
Mais avant qu’on ne hurle à un « politiquement correct » de la part de certains individus renfermés idéologiquement quand il s’agit d’aborder le racisme systémique et comment il peut être mis en scène dans une fiction, il est peut-être temps d’aborder certaines « grosses ficelles » pourtant explicables dans le cadre du film. On va d’abord rappeler qu’un long-métrage est une œuvre de fiction et qu’il est normal que des choses se jouent avec du hasard et du timing, d’autant plus quand la réalité elle-même repose sur de nombreux coups du sort et coïncidences. La critique du « Ce n’est pas réaliste » a toujours été fragile en ce sens car notre réalité n’est pas la même que celle partagée par une autre personne, et ce pour des raisons économiques, politiques, sociales, intimes, etc. Mais faire ce reproche dans une période où l’on accumule les actualités irréalistes (le traitement du Covid et de la question environnementale, l’absence d’écoute de personnes de confiance dans leur domaine pour se reposer à la place sur des individus bien moins qualifiés, etc.) devrait appeler à une modération évidente de cette critique. En ce sens, est-ce que ça vaut la peine de revenir sur tous les points précis reprochés ? Peut-être pas. Est-ce qu’on va quand même le faire même s’il est évident que les commentaires sous cette chroniques risquent d’être incendiaires car venant en partie de personnes ne faisant pas l’effort de lire un article entier avant de donner leur opinion ? Oui, même si ce sera en fin d’article afin de ne pas trop alourdir ce texte.
Résumons une grosse partie de ce chipotage à venir : Cooper fonctionne comme un prestidigitateur qui crée constamment des imprévus pour pouvoir se sortir d’éventuels problèmes, ce qui est même explicité par le personnage de la profileuse. Cela explique donc ses actions, constamment dans l’urgence, mais permet également de faire un parallèle avec l’art d’un cinéma qui joue constamment sur l’attente et la résolution, ce qui nous permet de souligner le rapprochement entre Cooper et M. Night Shyamalan lui-même. On parlait de la difficulté du personnage principal à conserver un cloisonnement fort entre son quotidien familial et son activité « externe », ce qu’on ne peut que lier à un réalisateur qui met en scène sa propre fille et fait de son apparition habituelle l’oncle de la pop star. Certaines personnes ont reproché un népotisme crasse au long-métrage pour cela mais semblent passer à côté du questionnement de comment conserver une distance entre ceux qu’on aime et ce qu’on conçoit et la difficulté de la réponse. On avait déjà abordé dans un précédent essai le sens thématique des caméos du réalisateur et celui-ci perpétue cette interrogation d’un film où Shyamalan cherche à conserver son ancrage familial tout en mettant une distance de sécurité par rapport à sa propre fille (Lady Raven reproche le départ de son père, l’oncle est évidemment touché par la relation paternelle entre Cooper et Riley). Cela se sent aussi dans la progression de la mise en scène, prenant le temps pour conserver un regard « éloigné » envers la chanteuse avant de se permettre de s’en rapprocher uniquement en même temps que nos protagonistes (quelque chose qu’il a lui-même expliqué sur ses réseaux sociaux). Alors que son ego a été vu comme le centre de certains de ses films (comme dans « La jeune fille de l’eau » où le réalisateur interrogeait son statut de créateur et du poids qu’il aimerait que ses œuvres aient), Shyamalan garde un œil aussi bien rempli d’amour pour son propre enfant que la propre responsabilité qu’il se donne en tant que metteur en scène. C’est même pour cela que le vrai piège du film sera moins le concert que la demeure familiale.
Revenons ainsi sur cette dernière partie mal appréciée : Lady Raven retourne l’apparence douce de Cooper en l’obligeant à se confronter à son statut de meurtrier dans sa propre maison. La tension prend donc un revirement qui apporte un nouveau souffle au récit : il ne s’agit plus de s’échapper d’un lieu mais de tenter de maintenir ses apparences dans un autre endroit qui nous semble acquis. La dernière conversation entre Cooper et sa femme assume totalement ce biais : ils décident de rejouer un dernier moment de bonheur totalement factice pour se donner une contenance avant une issue à priori inéluctable, et Cooper perd définitivement son image de père aimant. La progression dans le jeu de Josh Hartnett va dans le sens de cette scission qui souffre d’une fragilité entre ses divisions pour mieux faire exploser le tout dans le calme apparent d’un foyer sans histoire. On ne va pas vous renvoyer de nouveau à la question de la forme normale qui dissimule un fond vicié mais on peut souligner que le but après l’évasion de Cooper est de revenir dans ce lieu, de réclamer sa maison et son rôle, même si tout est dorénavant perdu. Il y a même quelque chose de touchant dans l’aveu de sa femme qui a commencé à craquer le vernis de son mari par des points à priori anodins mais néanmoins révélateurs d’un secret aussi dévastateur. Cette exclusion a commencé assez tôt, pas seulement dans ce plan qui reste à la hauteur de Lady Raven découvrant l’intérieur de la maison sans vouloir partager directement sa tension d’être dans le foyer d’un tueur en série mais par l’utilisation de certains cadres. On peut penser à cette scène où Riley danse sur scène avec la chanteuse, assistant à cela par le biais d’un écran en hauteur qui éloigne la fille de son père, le visage pas entièrement cadré de Cooper dans certains plans ou encore l’usage de la lumière pendant le concert qui isole souvent le protagoniste ou permet de mieux appréhender sa propre perception.
Voilà sans doute la petite tragédie du film : l’impossibilité pour Cooper de pouvoir totalement intégrer son schéma familial, étant constamment à côté malgré son apparence de confiance et l’amour qu’il peut porter à ses proches. Cela enrichit émotionnellement un film tendu dans son traitement du huis-clos avant d’en retourner sa perception dans cette fameuse dernière partie mais également très drôle par son décalage. L’équilibre à maintenir pour gérer ces différents aspects est très fragile, ce qui explique le rejet d’un certain public qui peut ne pas apprécier qu’un titre joue sur diverses palettes émotionnelles, mais c’est l’une des raisons de la réussite de « Trap ». M. Night Shyamalan assume l’aspect ludique de son cinéma et son rapprochement avec celui d’Alfred Hitchcock (des concepts intrigants, un caméo significatif techniquement, un traitement singulier de la mise en scène pour dérouter son audience, …) mais il ne le fait jamais de façon trop légère non plus. Parvenir à concilier thriller high concept, humour de malaise et ce drame mérite d’être loué, d’autant plus quand on a un personnage principal qui nous tiraille sur l’envie qu’il s’en sorte et qu’il soit également puni (un côté trouble également exploité avec intérêt par Clint Eastwood dans son « Juré N°2 »). Le tout se fait avec une réalisation qui parvient à souligner cet éventail de sentiments avec une précision qui mérite toujours d’être soulignée au vu du dédain de certaines personnes envers le réalisateur. Avec « Trap », M. Night Shyamalan parvient à allier réflexion sur son cinéma, thriller ludique, interrogation sur son rapport familial et violences d’hommes américains bien trop gentils pour être honnêtes sans jamais que ses sujets ne soient diminués, tout se répondant constamment de manière si imbriquée qu’il suffit à peine de creuser le film pour en saisir toutes ces idées. Dans une période où l’image se doit d’être analysée en profondeur pour mieux en ressortir sa réalité, il serait donc peut-être temps de réfléchir à notre perception critique et d’aller au-delà d’apparences à priori simples et dociles pour assumer toute complexité potentielle qui peut s’y dissimuler…
Bonus : des explications à certaines remarques récurrentes adressées au film
Jamie, le vendeur, donne plusieurs explications à Cooper : on en revient au point d’avant sur la confiance induite par le personnage de Cooper. Il se montre comme un père aimant mais qui laisse un dernier modèle de t-shirt à une autre fille pour être poli. Jamie est rapidement montré comme quelqu’un de confiant donc même si c’est un point de personnalité qui peut déranger, il reste crédible dans le contexte du film mais également du réel. Une nouvelle fois : qui pourrait croire qu’un père de famille blanc gentil avec sa fille, amical avec un vendeur et pompier puisse être un tueur en série ? Il est d’ailleurs intéressant que le dernier plan du film montre Jamie découvrir par le biais d’un écran la vraie nature de Cooper et se demander comment il a pu être aussi crédule. La vraie question serait aussi : « Pourquoi se tirer les cheveux avec pareil argument quand le film lui-même questionne cette relation de confiance qu’on peut avoir en des individus qui semblent mériter ladite confiance ? ».
C’est bête d’avoir proposé à sa fille de passer par un sol dérobant : oui, c’est le cas et ça joue même d’un humour de malaise absolument voulu. C’est le but de cette scène tout en renvoyant encore plus Cooper au piège du concert.
Pourquoi les policiers n’agissent pas plus quand Cooper se voit alpagué violemment par une mère de famille ? : ils ont gardé un œil sur la conversation au cas où celle-ci déraperait mais se font surprendre par une urgence avant toute possibilité d’intervention, ce dont profite Cooper pour résoudre le potentiel conflit.
Le coup de la friteuse : on est dans un événement public où il y a beaucoup de monde, on voit que les employés sont submergés par les commandes et peuvent donc passer à côté d’un de leurs collègues. De plus, la réaction de l’employée qui subit la diversion de Cooper est normale d’un point de vue humain : faut-il lister les types de comportements face à une menace, notamment le blocage physique quand on se rend compte d’une situation catastrophique ? Ce genre de critique passe à côté du comportement humain en général, où tout le monde n’agit pas correctement sur le coup et où on peut se retrouver totalement pétrifié de peur.
Mais pourquoi Cooper n’en a pas plutôt profité pour brûler son tatouage ? : parce qu’avoir une brûlure à cet endroit exact aurait été suspect.
Mais pourquoi tout révéler à une célébrité s’il veut vraiment s’en sortir ? : il n’a pas d’autre échappatoire à ce moment-là et dit par la suite qu’il envisageait de toute manière de se suicider à un moment vu qu’il était au pied du mur.
Lady Raven a accès au téléphone de Cooper et peut parler à sa victime, mais comment ? : le téléphone était déjà déverrouillé vu que Cooper l’utilisait pour filmer sa fille tout en gardant la menace sur sa victime qu’il était prêt à assassiner en cas de mouvement dangereux de Lady Raven. C’est bête comme chou mais il suffit de voir le film.
Comment Cooper a pu prendre possession de la limousine et s’en échapper : son déguisement d’agent du FBI inspire évidemment la confiance (rapport à l’apparence qui induit une envie de croire en certaines figures, nog een keer) et il a profité de l’évasion de Lady Raven pour s’échapper également (on peut même l’apercevoir à l’image avant l’intervention des agents et cela rentre encore sur un rapport à l’image publique vu la notoriété de la chanteuse).
Pourquoi les policiers décident au final de tirer sur Cooper avec des tasers plutôt qu’avec des armes comme avec la limousine : parce qu’ils avaient une meilleure manière de l’appréhender ici sans victimes collatérales, dans l’espace clos de la maison plutôt qu’en extérieur avec des dizaines de passants à côté. Cela peut être notamment utile de l’appréhender vivant dans le cas où d’autres personnes seraient enfermées par Cooper.
L’échappatoire finale ou « comment Cooper a pu voler le rayon du vélo de sa fille aussi facilement ? » : une nouvelle fois, on revient au mode opératoire du personnage qui fonctionne sur l’apparence (le père avec un toc qui décide de remettre correctement un objet de sa fille) pour créer une diversion, le tout dans un environnement nocturne avec un objet fin.