Pour son passage à la fiction, Céline Rouzet offre un long-métrage évitant les codes trop attendus du film de vampire tout en parlant de douleur, d’ostracisme et de bouillonnement adolescent. « En attendant la nuit » est un titre de grande qualité et il nous paraissait passionnant d’en discuter avec sa réalisatrice lors de sa venue au BRIFF.

D’où est venue l’envie de créer « En attendant la nuit » ?

Je viens du documentaire. J’étais en train de développer « 140 km à l’ouest du paradis ». Un drame a frappé ma famille, en particulier mon frère. C’est quelqu’un qui est né différent et a beaucoup subi le rejet des autres. Il a toujours dû apprendre à se faire tout petit, à ne pas prendre de place pour essayer de s’intégrer et ça a mal fini. Ce drame m’a remplie d’un grand sentiment d’impuissance, de colère, d’injustice. J’avais besoin de le raconter mais je ne savais pas comment car, si je le racontais de façon trop frontale, trop réaliste, ce serait trop dur. Le temps a passé et, un matin, la clé m’est apparue au réveil en pensant au vampire. Quand mon frère était petit, il voyait des vampires dans sa chambre, ils venaient lui parler, il était terrorisé par eux. En grandissant, il a développé une fascination pour eux, en regardant tous les films de vampires qu’il pouvait. Ce que j’ai cru comprendre avec le temps, c’est qu’il devait se sentir proche de ces monstres fragiles, forcés de rester dans l’ombre, dont la condition est invisible au premier regard comme peuvent l’être certains handicaps, la dépression, le mal-être adolescent ou certaines formes de différence rejetées par la société. C’est vrai que le film de genre permet à la fois de faire appel à la romance, au lyrisme, d’exacerber le drame des situations, d’avoir une intensité des sensations et des émotions mais aussi, paradoxalement, d’édulcorer un réel qui serait trop dur tout en me permettant de me mettre à distance de mon histoire personnelle. 

La scène d’ouverture montre directement le personnage bébé afin de dévoiler son état. C’était déjà important pour vous d’entamer le film par cette séquence ?

En développant le film avec mon coscénariste, William Martin, on a eu beaucoup d’épreuves différentes avec de nombreux brouillons. Dès qu’on enlevait cette scène, le scénario tombait parce que les gens ne comprenaient pas qu’on avait un vampire au milieu d’une famille normale. Ce que je voulais, c’est qu’on soit d’emblée dans une empathie avec ces parents, dans une complicité avec cette famille. Commencer par cette scène-là, c’était une manière de nous confronter à l’étrangeté de cet enfanten même temps que ses parents. Pour moi, c’était une manière d’être avec eux dès le départ, de partager leur secret et de créer une complicité entre les personnages et le spectateur. J’aimais bien aussi ce carton de début qui joue sur la porosité entre fiction et réel. Il y a des gens qui sortent du film en me disant que le carton les a fait s’interroger sur l’existence de pareilles personnes. On fait l’expérience d’un enfant qui naît avec les symptômes du vampire, un enfant qui ne ressemble ni à sa famille ni au reste de la société, et ça m’intéressait que les gens se demandent ce qu’ils auraient fait à la place des parents et des voisins. ,Qu’on prenne au sérieux cette histoire. C’est très vrai quand je dis que c’est inspiré de faits réels : la persécution, le combat pour s’intégrer, c’est ce que j’ai vécu et c’est ce que beaucoup de gens vivent quand ils ne sont pas exactement comme les autres, lorsqu’ils ne rentrent pas dans la norme. J’avais envie qu’on vive cette expérience avec eux.

C’est intéressant aussi ce carton car vous venez du cinéma documentaire. Est-ce qu’il y avait une appréhension du passage vers la fiction ? 

Je n’ai jamais fait de court-métrage de fiction. Le plus gros défi a donc été de susciter la confiance des financeurs, du monde du cinéma, pour avoir les moyens de tourner un film de fiction. Après, il y avait aussi la direction d’acteurs et le fait de diriger une équipe très grande. Le documentaire permet d’embrasser l’incertitude et de réagir très vite à des situations imprévues. Mon documentaire se passait dans les Highlands au cœur de la Papouasie Nouvelle Guinée, au sein de plusieurs tribus dans un monde assez violent sans eau courante, sans électricité et avec une équipe très réduite : un chef opérateur et un ingénieur du son, Zoltan Hauville et Greg Le Maître. Finalement, j’avais plein de casquettes. Quand on fait un documentaire, on gère tout, même si l’équipe est un énorme soutien : on est traducteur, on gère le budget, le temps,la logistique, la sécurité si besoin, et évidemment la réalisation,… Alors çam’a paru presque plus « simple » de réaliser une fiction en France, avec une grande équipe ce qui implique une meilleure répartition des rôles et des compétences. Je crois que le documentaire m’a aussi appris à croire en la magie des événements, en la force du hasard.. Donc en fiction, alors qu’on avait un temps très court et que je devais être très réactive, j’avais les armes pour affronter ça. Ça s’est passé dans la joie et la bonne humeur. 

La photo appuie un côté très naturel et l’accentuation de la force du soleil…

Ça, c’était avec mon chef opérateur, Maxence Lemonnier. C’était aussi son premier long-métrage. La lumière avait une importance déterminante. Le pari fou était d’avoir autant de jours de soleil pour ce tournage très court, ce qui aurait pu ne jamais arriver alors qu’on devait jouer de l’ombre et la lumière. L’envie était de casser les codes : l’ombre devait être un refuge, il devait y avoir quelque chose d’unique et rassurant dans la nuit là où le jour était à la fois séduisant, pour Philémon qui désire la lumière, et dangereux. On a joué de ça, inverser les codes du genre. C’était surtout jouer du soir qui tombe, des heures magiques, dans ces moments où Philémon peut enfin respirer : c’est là qu’il tombe amoureux, qu’il joue avec sa sœur dans les bois, … Le chef opérateur a beaucoup joué des contraintes de la lumière naturelle, calculé les moments où on allait pouvoir filmer le personnage sous l’ombre d’un arbre, avec une lumière marquée autour, etc. On était finalement soumis aux mêmes contraintes que le vampire, car l’ombre bouge en permanence ! C’était une course contre le temps. On a également utilisé la nuit américaine avec la représentation de la lumière.

Ça accentue aussi les décors naturels qui s’opposent à des pavillons très, trop propres. Sur quoi ont tourné les discussions par rapport aux décors ?

Avec mon co-scénariste William Martin, on tenait à ce que la famille de Philémon soit immédiatement familière, touchante, attachante donc joyeusement bordélique avec des petits défauts qui la rendrait très proche de nous : un peu de mauvaise foi, un peu d’humour. Ça passe aussi par le zozotement de la petite fille qui est très lumineuse. En termes de lumière et de cadres, il fallait que l’intérieur de la maison, notamment ce garage qui sert de cœur dans la maison, un peu honteuse mais également refuge, ne soit pas effrayant ou bizarre. Ça passait par des ombres ou des lumières assez chaleureuses, rassurantes et joyeuses là où l’extérieur devait devenir menaçant : la menace vient du regard des autres. C’est cette banlieue pavillonnaire que je voulais à la fois séduisante et inquiétante, à la perfection un peu flippante, avec des gazons un peu trop verts, des sourires qui grimacent. Là, on est dans des cadres plus contraints. C’était le travail de l’image et du cadre de rendre ça un peu décalé, un peu étrange, trop parfait, normé en fait et donc finalement un peu froid. Ce qui m’intéressait aussi, c’est qu’on décolle subtilement du réel, qu’on gagne en lyrisme. Dans cette banlieue pavillonnaire très luxuriante, les maisons permettent aussi de camper chaque famille de façon socioprofessionnelle. On a travaillé ça avec la cheffe décoratrice Chloé Cambournac et le chef costumier Clément Vachelard. La maison des Féral est un peu moche, on a laissé pousser l’herbe par exemple pour donner un côté un peu délaissé, sauvage, comme avec le bordel à l’intérieur. La maison était un peu la trace fantôme des voisins. On devait sentir qu’elle est une espèce de reflet de ce quartier mais que les Féral vont l’habiter, avec un côté un peu vide. Pour la maison des Berthier, la famille de Camila, on cherchait une maison un peu intimidante, qui s’impose avec cette piscine, ses gazons parfaits, un truc un peu dominant. Pour moi, les Berthier sont ce qu’auraient pu être les Féral s’ils n’avaient pas eu Philémon. C’était important aussi qu’on ne juge pas ces gens. J’avais envie d’une sensation d’isolement donc on a un peu triché sur le décor pour isoler cette banlieue pavillonnaire avec une forêt, un pont, qui sont effectivement des reconstructions de décor. La forêt est plus le territoire de Philémon, un espace sauvage. Il y avait aussi un travail sur le son où la nature murmure, gémit, se réveille et alerte sur ce qu’il va se passer. Ça passe par des sons de vent, de désert d’Alabama, des bruits de coyotes et des sons de jungle. C’est une forêt habitée par des animaux de la jungle pour créer une forme de décalage. Tout est réaliste, c’est un monde auquel on doit croire mais, en même temps, il y a quelque chose de surnaturel qui plane, de l’ordre de la sensation. 

Il y a une forme de renouveau de cinéma de genre avec Julia Ducournau, « Le règne animal », « Animale », votre film. Comment percevez-vous ce regard sur un cinéma français qui se réapproprie le cinéma de genre pour mieux infuser ses thématiques ?

On est beaucoup ramenés au « Règne animal », il s’avère qu’on a tourné au même moment.On n’a donc pas pu s’influencer l’un l’autre. Peut-être y a-t-il quelque chose qui circule, des thématiques communes. C’est intéressant de voir qu’il y a des similitudes entre des films qui sortent la même année. Oui, parler de la différence, du rejet de l’autre, je crois que ce sont des thématiques qui émergent, dont on a absolument besoin de parler aujourd’hui. Les films de monstre sont des films d’exclusion, des films qui se placent du côté de la marge. On est aussi une génération très inspirée par Spielberg, Kubrick, … On a donc cet appétit, outre les thématiques qui nous habitent tous, pour ce cinéma à la fois politique et sensible mais également généreux vis-à-vis du public.

Est-ce qu’il y a un point par rapport au film que vous avez envie d’appuyer, peut-être pas assez abordé ?

Je pense qu’il y a beaucoup de choses… Peut-être le besoin d’insister sur le fait que mon film ne fait pas peur. Les gens en sortent souvent très émus, bouleversés. C’est plus un film d’amour, un drame avec des touches d’humour et beaucoup de romantisme, beaucoup de tension – j’ai plus misé sur la tension que sur le gore ou l’horrifique. C’est l’histoire d’un garçon avec les symptômes du vampire, qui veut devenir un homme mais que la société pousse à devenir un vampire. On est plutôt dans un drame romanesque qui fait passer le spectateur par beaucoup d’émotions. Et si les gens ont peur, c’est pour Philemon et non pas de lui.

Merci à Jean-François Pluijgers et l’équipe du BIFFF pour cet entretien.