Très beau deuxième long-métrage de Maura Delpero, « Vermiglio » suit le destin d’une famille italienne dans les montagnes, voyant leur quotidien changer à l’arrivée d’un soldat déserteur qui charme l’une des filles. En captant tout un pan d’une Italie en cours de disparition, la réalisatrice apporte un rythme atmosphérique prenant qui nous a poussé à discuter vivement avec elle.
Il est recommandé de lire cet entretien après avoir vu le film.
Quelle était l’envie au départ de « Vermiglio » ?
Ça a été un mouvement de larmes lié à la mort de mon père mais également la mort de mes tantes. Mon père était le dernier de dix fils donc c’est une génération qui a commencé à disparaître. J’ai commencé à sentir que ce n’était pas qu’une famille qui allait disparaître mais également un monde entier. C’était la sensation que ce monde, cette culture montagnarde communautaire se dirigeait vers la fin. J’ai eu aussi un rêve une nuit où mon père jouait enfant avec mes tantes et mes oncles durant la fin de la deuxième guerre mondiale. J’ai ressenti cet instant comme un moment de passage où on a arrêté d’être une communauté et qu’on est passé des villages aux villes, de la ruralité à la société industrielle. J’ai eu envie de regarder un peu ce monde-là pour voir s’il avait encore quelque chose à nous raconter. Ça a commencé d’abord comme un travail très personnel sur la famille mais au fur et à mesure que j’avançais, je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup d’histoires à raconter, beaucoup de personnages. Même cette dimension du village me permettait d’apporter un microcosme, quelque chose de plus grand.
Comment a été le travail sur ce décor naturel, cette recherche de recréation de communauté montagnarde ?
D’abord, j’ai décidé de tout tourner là-bas dans le village originel et les environs car il y a des parties de ces lieux qui sont restées comme ancrées dans l’époque. Ils n’ont pas beaucoup accepté le tourisme et, même dans la culture locale, plein de gens sont restés attachés à ce monde qu’on considère déjà passé. Par exemple, quand tu vois les seniors dans les bars ou les personnes que tu vois dans les messes, ce sont des personnes du village que j’ai convaincues de tourner dans le film. Bien sûr, ils ne voulaient pas au départ (rires) mais ils étaient ensuite heureux de participer. Ils gardent leur culture. Les chants que tu entends dans le film, ce sont vraiment eux. Ce sont des gens de Vermiglio qui protègent la culture du chant. J’ai vraiment cherché pour récupérer le maximum possible de matériel déjà là, aussi bien humain que les objets et décors, tout ce qui pouvait être récupéré sur place. Bien sûr, on a travaillé aussi sur les costumes, j’ai fait beaucoup de recherches visuelles. J’avais déjà une grande archive d’images familiales, j’ai fait beaucoup d’entretiens, … C’était un travail de recherche historique poussé.
J’aime beaucoup l’utilisation de vos plans fixes dans le film et la façon dont la première fois où la caméra est portée se trouve lors du mariage de Lucia et Pietro. Ça amène une autre énergie qui marque un certain passage.
Oui, c’est le moment où la vie de Lucia et de sa famille est bouleversée, avec des conséquences qui ne laisseront personne comme avant. On avait donc le sentiment qu’il fallait rompre notre règle et qu’on allait justement bouleverser la caméra ! (rires). C’était quand même une décision dure car je n’étais pas convaincue au début mais je pense que c’est bien quand la caméra crée un nouveau dialogue avec le spectateur sans parler. Il y a un autre moment où la caméra bouge de façon différente, lors du départ de Pietro. On pense avoir un plan fixe mais le mouvement le suit et la caméra s’en va avec Pietro pour bien dire qu’on ne le reverra plus jamais. C’est vrai que le reste vient de références à la peinture, pas seulement dans le sens d’avoir une caméra fixe nous permettant de choisir notre composition mais également dans le focus. Je voulais mettre les hommes dans la nature et leur dureté au même niveau. Les autres références étaient donc dans une caméra qui imite la peinture ou en tout cas vont dans l’inspiration de celle-ci.
C’est vrai que votre narration est plus visuelle que parlée : le film raconte plus par l’image que par la parole.
Je suis contente que tu aies apprécié ça ! C’est une œuvre audiovisuelle donc on a beaucoup travaillé sur l’image et le son. Je n’aime pas de mon côté quand on raconte ce qu’on voit. Je sentais aussi et surtout que je racontais une culture qui ne parle pas beaucoup. Cela ne vient pas d’une question de temps mais également d’espace : les montagnards ne sont pas bavards. Il fallait beaucoup de dialogues concrets mais également des chuchotements avec ces secrets, la nuit comme monde des enfants, … J’aimais bien cette idée d’un monde un peu plus nocturne, onirique, comme un chorus grec. Le reste, la vie, c’est une vie plus de travail. Il y a même un proverbe dans la région du Trentin qui dit que la langue se sent mieux dans les dents (rires). J’étais convaincue que l’image devait être notre guide et que tout ce qu’on pouvait raconter par elle devait être une priorité. Je voulais aussi d’une narration elliptique très synthétique avec peu d’images, peu de plans. Je ne cherche pas à couvrir la scène absolument et je voulais peu de plans où je reste un peu plus pour permettre de capter les épaisseurs. C’est aussi l’idée syncrétique du cinéma : parfois, je sens qu’avec très peu d’images, tu peux raconter un monde entier. Je me demandais comment raconter ces trois sœurs avec ces tempéraments et ces destins différents. Tu as un peu un triptyque où elles sont toutes horizontales, tirées. Il y a Ada qui se met dans le caca des poules avec une position prise par les novices. Il y a en même temps Lucia qui devient horizontale mais en découvrant le sexe et en faisant l’amour pour la première fois avec Pietro. Il y a aussi la plus jeune qui est horizontale en bas du sofa en découvrant la culture, cachée dans la chambre du père. Avec juste ces trois images, tu racontes trois destins, trois tempéraments, trois sœurs. J’essaie toujours d’arriver à des images syncrétiques, qui racontent. Il y a l’image de Lucia sur la cascade et je reste sur celle-ci car je sens qu’il y a beaucoup de choses qui s’y jouent. Cette cascade, ce sont ses larmes, et c’est ce moment où elle se déclare.

On parlait de la nature concrète du peu de répliques, ce qui me fait penser à ce bel échange sur les notions de lâcheté et d’héroïsme en temps de guerre. Ça appuie la force de cette parole quand elle se prononce.
Je pense que c’est intéressant que quand un étranger arrive dans un village, les paroles racontent beaucoup sur les gens même du village. Ça parle beaucoup des gens qui peuplent cet endroit, avec un racisme comme point commun. Et puis il y a ce père maître, cette personne qui, d’un côté, appartient à cette culture et est un patriarche comme les autres, mais il est aussi quelqu’un de plus humain et moderne. C’est un personnage contradictoire, avec de nombreux aspects positifs et négatifs. Un des aspects positifs pour moi est justement qu’il a ce courage, surtout en face d’autres hommes alors qu’il faut d’abord défendre un certain orgueil, il exprime une pensée antimilitariste très illuminée. C’est pour ça que je pense que c’est un personnage intéressant : on peut l’aimer ou le détester mais c’est quelqu’un qui peut apporter quelque chose de nouveau, même pédagogiquement. Il apporte à l’école avec ces enfants, en rappelant que ce n’est pas parce qu’on est en guerre qu’on doit être privé de culture. Il y a cette générosité, ce partage qu’il a avec eux. C’est pour ça que c’est un personnage pour moi à la fois antique et moderne, aimable et détestable. Ça fait aussi partie d’un antimilitarisme qui est dans le film et qui raconte aussi ses choix. « Vermiglio » ne raconte pas l’héroïsme de la guerre avec des héros soldats forts qui remportent des batailles. On voit des soldats revenir de la guerre déprimés, les yeux vides, qui ne peuvent pas parler car ils ont vu des choses que les êtres humains ne devraient pas voir. Ça raconte pour moi beaucoup plus de la tragédie de la guerre que 1000 batailles remplies de sang. On a un personnage qui ne parle plus et l’autre qui sort des ténèbres seulement grâce à la lumière de Lucia, sachant que son nom signifie « la lumière ». Mais au début, il y a ces ténèbres dans ce qu’il raconte, notamment à l’école des adultes, le fait qu’il soit encore vivant parce qu’il est passé à 2 centimètres de la mort. Il ne comprend pas le sens de la vie : pourquoi suis-je en vie alors que mon compagnon est mort ? La guerre fait perdre le sens de la vie.
En parlant de Lucia et de la lumière, quelles ont été les conversations avec Mikhaïl Krichman, votre directeur de la photographie, sur la lumière du film ?
Les références que je lui ai passées venaient presque toutes de peintures, ce qui a donné une idée de la composition, du mouvement de la caméra mais également de la lumière et des textures. Je lui ai dit que la couleur dominante devait être la couleur du ciel, bleu clair, car on est tellement haut dans les montagnes que le ciel domine tout. On a beaucoup travaillé avec la lumière naturelle en la priorisant. Je dois dire que Mikhaïl Krichman est quelqu’un de très très doué dans la lumière. Il s’est aussi adapté aux conditions d’un tournage difficile, très rapide, dans la neige avec des bébés et des enfants. Il a vraiment pu être rapide dans cette lumière qui devait être présente et totalement intégrée dans cette ambiance naturelle.
Est-ce qu’il y a un point du film que vous auriez bien voulu développer plus ?
L’autre jour, pour la première fois, j’ai quelqu’un qui a noté une chose qui me paraît importante mais dont peu de personnes parlent. Je pense que Lucia est une fille capable de faire un saut dans sa vie, de traverser une nation entière à un moment où c’était difficile de faire ça pour une femme et qui décide de quitter le village pour la ville sur un passage difficile aussi grâce au fait qu’elle ait eu un père qui lui a enseigné de ne pas avoir peur de l’étranger et de ne pas être raciste. Même si, malheureusement, la vie a donné raison aux personnes qui lui ont dit de faire attention, la vie reste plus grande et plus complexe. Grâce à un père qui l’a aidée à ouvrir son esprit, elle est devenue une femme qui a su renaître et lancer son cœur au-delà de l’obstacle, être un personnage moderne à la fin du film. Elle commence comme quelqu’un très loin de nous et se transforme en une femme qui dit au revoir à son bébé pour aller travailler et cherche à accepter que la vie n’a pas fonctionné comme elle voulait mais qu’elle peut renaître. Je trouve que c’est dû aussi à l’illuminisme de son père, sa capacité à enseigner de ne pas avoir peur de ce qui peut nous faire peur.
Merci à Valérie Depreeuw d’O’Brother distribution pour cet entretien
