A chaque époque sa tête de turc et ce n’est sûrement pas la notre qui dérogera à la règle; d’époque bien évidemment. Dans le genre musical, bien que le hip-hop tende à devenir le style le plus écouté au monde grâce au streaming, il n’est pas rare de voir de nombreuses oppositions à certains artistes de ce milieu. Si le fond comme la forme peut en déranger certains, le premier est souvent critiqué, mais peu de fois à raison.

Nous vous proposons donc de revenir sur quelques unes des critiques faites au rap. Tenter de déconstruire certaines idées reçues, discuter leur statut, les comparer aux poètes classiques, vous avez compris l’idée. Le but n’est sûrement pas de pointer du doigt un type de personnes ou encore d’étaler une science infuse. Rappelons le, l’art n’est que subjectivité.

Le décalage entre les générations

Le rap étant devenu une culture à part entière, on peut tout à fait comprendre que des personnes extérieures à celle-ci ne parviennent pas à apprécier le genre. Cela s’explique en partie par la naissance du style, dans les quartiers du Bronx à New York. Le rap naît presque par opposition à ce qui se fait ailleurs, la communauté majoritairement noire ne s’identifiant que très peu à des styles comme le rock. Ainsi, dès l’origine, une sorte de barrière sépare le rap de certains courants ayant en prime, gagné une légitimité avec le temps.

Photo datant de l’apparition du rap à New York dans les rues du Bronx

Néanmoins, il faut bien expliquer aux plus réfractaires que certains rappeurs contemporains qui se sont créés un univers ne sont pas idiots pour autant. Des personnages comme Vald ne sont pas directement accessibles pour des personnes qui ne détiennent pas les codes, le langage de l’artiste. Il est nécessaire de prendre du recul, d’analyser en connaissance de cause. Le génie de ce genre de personne ne saute pas aux yeux, il faut comprendre la personnalité créée par l’artiste.

Cover de l’album Agartha de Vald, mettant en scène le personnage créé

« Dans l’rap y’a plus d’personnes,

y’a que des personnages »

Alpha Wann, Le piège

  Citation mettant en valeur la tendance actuelle à créer un personnage, sorte de dédoublement entre l’homme et l’artiste.

La forme d’art de ce genre musical qui se décline sur plusieurs niveaux de lecture n’est pas encore rentrée dans les mœurs, à l’inverse de la poésie, par exemple. Cela s’explique pour différentes raisons. Tout d’abord, le support défavorise le rap. Au contraire de la poésie, il est oral; à la limite, gravé sur un disque, il n’est pas imprimé sur du papier et rangé dans une bibliothèque. Il y a un caractère « précieux » qui se dégage du livre, il rassure. Par ailleurs, la poésie s’est intégrée peu à peu, rappelons que Baudelaire a subi la censure, que William Blake était peu apprécié de ses contemporains. Ces artistes ne sont devenus majeurs qu’une fois entrés dans la postérité.

Pour en revenir au fait, le rap, style musical relativement jeune, deviendra sans doute plus légitime avec le temps. Il semble qu’un autre facteur soit à prendre en compte : le processus de généralisation. Le fait que le hip-hop devienne plus « accessible », ne soit plus une niche artistique et passe de plus en plus à la radio contribuera à habituer les moins sensibles au genre. Peu à peu, le rap entrera dans les mœurs, les artistes seront respectés, légitimes.

Le problème de la vulgarité

Si il est bien un chef d’accusation qui revient sans cesse concernant le rap, c’est celui des insultes omniprésentes. Petit point historique s’impose. Les premiers rappeurs se nommaient des Mc’s. Ces personnes parlaient à l’époque par dessus une instru et n’avaient pour autre but que de se faire mousser plus que le voisin. Le clash a donc une part importante dans la culture rap et cela se traduit de nos jours par l’abondance d’insultes (Alkpote le soulignant assez bien).

Alkpote, rappeur connu pour utiliser le mot  » pute  » systématiquement

Seulement, les rappeurs ont une multitude de possibilités et de registre. La vulgarité est souvent un pan de cette culture, elle est même parfois politique comme le prouve le groupe NTM avec un nom qui signifie « nique ta mère ». Nous pouvons donc comprendre que certains refusent d’écouter ce style à cause des insultes trop nombreuses. Ce vocabulaire peut être perçu comme désagréable, mais il faudrait alors leur faire écouter un autre rap, démontrer la diversité de ce courant musical.

Nous pouvons citer par exemple le projet commun entre Ibrahim Maalouf et le rappeur Oxmo Puccino dans lequel il interprète de façon totalement moderne le conte Alice au pays des merveilles. Le rap conscient traite également de problèmes de société en étant bien plus soutenu dans son vocabulaire employé. Ajoutons à ce tableau des résolutions de certains artistes comme l’irlandais Rejjie Snow qui a décidé de bannir le mot « bitch » de ses vers.

Cover de l’album Rejovich de l’artiste Rejjie Snow, très politisé

Une culture plus large qu’il n’y laisse paraître

Parce que l’artiste est rappeur, il n’est pas nécessairement peu instruit. Parmi les derniers arrivants sur la scène francophone, le prometteur Roméo Elvis est une preuve vivante. Élevé dans une famille cultivée, il se tourne tout de même vers le rap et proposera des tracks aux instrumentales typiquement rap avec des textes mûrs, parlant de colonisation comme dans Belgique Afrique.

Le controversé Médine est un exemple encore plus frappant de tout le paradoxe fait autour du rap. L’image qu’il transmet est très précise : ton volontairement violent, instrumentale toute aussi féroce, sujet sensibles en France, usage du vocabulaire arabe… laissant présager un artiste profondément controversé. Sauf qu’en étudiant les paroles, en l’écoutant en interview, nous nous rendons compte qu’il s’agit d’une personne calme et réfléchie, qui parle de sujets qu’il maîtrise. Ces directions artistiques ne sont en réalité que des outils permettant d’accentuer la réception d’un message dur. Comment parler du massacre des Rohingyas tout en gardant son calme?

Un moyen de dénoncer

Mais cette connaissance de l’histoire n’est pas un cas à part. De nombreux projets témoignent d’une richesse sans limites au sein du rap game. Prenons le cas de Lonepsi, jeune rappeur français qui dans sa musique Le chien et le flacon, s’exprime à propos d’un poème de Baudelaire, contribue à un imaginaire déjà créé et semble se placer indubitablement dans le champ de la poésie. Cet artiste réconcilie les deux genres en se plaçant dans la peau du poète incompris par une société en décalage.

Enfin, une des scènes les plus actives, l’Amérique, parle de questions sociétales comme Run DMC dans It’s Like that avec la question du travail. On ne peut passer à côté du travail de NWA ( pour Nigger’z with attitude ) qui s’attaque explicitement à l’autorité dans Fuck tha police. Quel que soit l’injustice, le sujet d’actualité, les rappeurs ont toujours su donner leur avis avec plus ou moins de subtilité.

Une technique irréprochable

Mais pour en revenir à la question de base, la poésie, il est primordial de parler de technique, de talent. Cette question est très intéressante car elle permet par la même occasion de montrer une scène de plus en plus diversifiée socialement.

Parmi tous les nouveaux talents, on constate qu’il y a de plus en plus de rappeurs issus de classe moyenne voire supérieure sans dénaturer pour autant le rap de sa substance initiale. On peut penser à Fixpen Sill qui pond un couplet démentiel sur Le faire mieux, à base d’allitérations savamment utilisées.

« J’roule un Royal et j’fume histoire de noyer l’trac

J’peux t’envoyer ça sans ployer ou nettoyer l’plâtre

Flambant telle une voile de voilier

J’envoie des voyelles pour broyer l’titre

Pas m’fossoyer dans la moyenne cible »

Portrait du duo Fixpen Sill

Le jeune artiste en devenir 2TH propose également un rap sauce summer avec la même intention de rouler sous les figures de style comme dans son morceau le plus connu, Ne fuis pas.

« Les femmes, un vrai sujet de discussion

Entre plans culs, sentiments, états d’âmes et restrictions

Ils te contrediront pas si tu dis que les garçons déconnent

Peut-être qu’elles te tueront si tu dis que les filles sont des connes

Les gens sont fébriles, brillent comme la tour Eiffel

Effet de style, tes fêtes vrillent, en fait je ris d’ces rebelles »

Inévitablement, il semble impossible de passer sous silence les prouesses du king de Detroit, Eminem. Voilà déjà six années que son titre Rap God est sorti, avec lequel il a battu le record de débit de parole avec un score de… 6,46 mots par secondes!

Eminem, le rap god ne se souvenant pas d’avoir envoyé Lil Wayne sur Terre pour enseigner le rap aux humains

Des critères suffisants pour devenir des poètes?

Au sens strict de la définition, un rappeur est un poète. Il s’exprime en vers pour donner sa vision du monde et, en ce sens, il se rapproche des poètes tels qu’on les imagine. Il est très intéressant de lire la page Wikipédia du mot « poète » qui souligne les qualités de ce genre d’artiste. Sont listés « l’art de combiner les mots, les sonorités, les rythmes »; donc des talents démontrés plus haut.

Nous pourrions alors considérer le rap comme un nouveau mouvement poétique dans lequel la poésie s’est émancipée du papier pour s’épanouir à l’oral. Les codes, la façon de raconter, le choix des mots, l’époque et la société ont évolué mais l’évocation d’images et d’émotions demeure. De là à ce qu’on les inclue dans les programmes scolaires, de l’eau aura probablement coulé sous les ponts… Même si la poésie est au cœur du rap, y compris dans son nom: « RAP » signifiant Rythm And Poetry