15 h 23

Elle m’avait pourtant prévenu. Vite une douche, un croissant et un café. Mourad va me tuer si le service commence en retard. 15h 34. Heureusement que j’suis à côté. Pour un 21 juillet, ma ville à l’air plutôt calme, je pense que ça va être tranquille au boulot. En même temps, pas mal de gens sont sortis hier, nous y compris. Je m’étais juré de boire qu’une bière.

Tout avait si bien commencé entre elle et moi. On aurait presque dit que la ville entière s’était donné rendez-vous pour nous accompagner dans notre soirée. J’avais croisé une amie dans un bar qui nous avait offert le verre, la musique du bar alternait entre le jazz et le rap, aucune ex croisée, et le monde entier semblait nous sourire. Et pourtant, la soirée avait été mouvementée.

Le service a commencé depuis 2h et j’enchaine les livraisons. Et moi qui pensais que ce serait calme. J’suis crevé et encore un peu dans le brouillard. Qu’est-ce qu’on a fait hier bordel ? J’ai fermé la pizzeria, Mourad est parti plus tôt, j’ai rejoint les gars au Citizen. C’etait l’anniv de Dudu. Merde, les flics, j’suis à 50, faut que j ralentisse. Si j’me prends une amende, Mourad et Mourad vont me tuer. J’les adore Mourad et Mourad, je bosse chez eux les week-end et l’été en boulot d’étudiant et ils m’ont toujours poussé, écouté et compris. Alors que ce sont les deux seules personnes que je connaisse qui ne parlent presque pas français. Et ça me fait un peu rire d’ailleurs. Ce soir, je ne sors pas.

Elle m’a tout de suite plu. Quels yeux. Quel sourire. Elle ne parle pas beaucoup.

23 h. Enfin, le service est terminé. J’en avais tellement marre. 6 appels en absence. On parie combien que toute mon équipe est de sortie ? J’aime mes potes. Vraiment, mais comment expliquer, il y a quelque chose qui me dérange. Ils me disent qu’ils m’aiment, on se dit que l’on s’aime mais pour ce qui est de le prouver.. Et pourtant ils me l’ont déjà prouvé plusieurs fois : quand je n’avais pas d’argent on m’a donné de la weed, une fois j’avais oublié mon porte-monnaie et Sully m’a payé des bières toute la soirée sans jamais rien me demander. Ça c’est un vrai pote. « Ouais, j’viens de finir le boulot. Nan les gars, j’suis encore dans le flou d’hier soir j’me rappelle même pas où on a fini. Mais c’était pas déjà son anniv’ hier soir ? Quoi ? Tout ça depuis 15 heures ? Bon allez une bière mais pas plus, j’vais jamais tenir la semaine sinon. Ouais j’arrive à toute. «

Le moment que j’ai préféré c’était le début, quelle originalité. Je m’étais dit que ça pourrait très bien être la dernière femme que j’aimerais, on ne faisait que rire et boire, à refaire le monde, à la rassurer sur sa beauté, à s’écrire des lettres, à faire l’amour. J’aurais voulu être dans une sorte de faille spatio-temporelle pour rester dans cette insouciance là jusqu’à la fin des temps.

Ah, Sully s’est fait beau, il ne veut pas rentrer seul ce soir. Il a raison, ça lui va bien cette chemise. Marie et Clem’ se disputent encore. Ils feraient bien d’aller niquer quelque part, ça soulagerait tout le monde et surtout eux-mêmes. Pourquoi chercher des motifs de dispute alors que l’on a juste peur que l’autre ne nous aime pas ? Alors que si. J’aime mes amis, mais parfois, j’ai vraiment l’impression de passer toute ma vie avec des inconnus. On ne parle jamais de ce qu’on ressent vraiment, ou quand j’essaie d’en parler, ils fuient ou ne savent pas, alors j’ai arrêté. Première bière, 23 h 13.

Mais la réalité nous a rattrapé, comme tous les couples, avec des taches à respecter, un devoir vis-à-vis de l’autre, un comportement qui prouve aux autres que l’on s’aime, une image finalement. Comme avec mes amis. Je n’en ai pas vraiment d’ailleurs.

Oui, je pense que j’ai trouvé le problème avec mes amis. Ils sont faux. Enfin, pas totalement vrais, ou alors pas aussi vrais que moi. Est-ce moi le problème ? Pensent-ils la même chose dans leur tête, au fond d’eux, intérieurement ? Je pense qu’ils se contentent de l’image qu’ils ont et de l’image d’eux qu’ont les autres. Ils doivent mettre les gens dans des cases pour se sentir bien. Elle m’a dit qu’elle m’aimerait toujours. J’ai pensé qu’elle ne le dirait jamais. Une fois qu’elle me l’a dit, j’ai senti que je ne l’aimais plus. Je ne t’aime plus vraiment. Je sais que j’ai tendance à trop réfléchir, j’ai toujours été comme ça, à décortiquer, analyser. Mais pourquoi dès que je passe une soirée avec mes potes, ce qui arrive souvent, j’ai l’impression d’un peu moins les connaitre à chaque fois ? Que disent-ils quand je ne suis pas la ? Bon, première bière, 23h 40. Ils s’amusent tellement, à montrer aux autres que l’on est un groupe, que nos codes sont similaires, que l’on écoute la même musique, que l’on fait les mêmes soirées, avec des belles photos, de belles vidéos postées bien soigneusement par chacune des personnes présentes dans cette salle. Ah, enfin un visage qui m’est réellement sympathique. Victoire, dans une autre vie, j’aurais sûrement pu tomber amoureux d’elle. Dans cette vie, c’est une amie très chère, que j’estime. Je vais aller la voir. Quel bonheur de parler avec toi, j’aimerais te le crier, te serrer dans mes bras, te faire l’amour d’amitié, tellement elle est honnête et pas superficielle, mais je lui dis : » eh Vic qu’est-ce tu fais la ? À ouais on s’est vus hier ? Ouais j’sais j’bois pas ce soir, j’bois qu’une bière. Ah tu me l’offres ? Bah écoute, ça se refuse pas hein. » Première bière, minuit 10

Il faut que je sorte, je suis oppressé ici. Je me rappelle la suite. Ne pas vouloir la blesser, la peur de rester seul, l’attachement qui n’est plus amour, l’enfer est pavé de bonnes intentions et je crois lui en avoir fait vivre un qui en était tapissé

Ma bière m’a vraiment touché. Je ne les reconnais plus. Mes amis. Ils mentent sur qui ils sont. Tenez, Sully, je suis à peu près sûr que son père n’a plus de boulot, et il continue à payer ses tournées, alors qu’il pourra surement pas payer son loyer le mois prochain. Dudu, tellement bloqué dans sa relation amoureuse qu’il en vient lui-même a envisagé les 2 grosses du fond, par peur d’être seul, mais devant nous « ils cherchent un appartement « . Qui sont- ils ? Que pensent-ils de moi ? Et d’ailleurs, pourquoi leur en voudrais-je, je suis exactement entrain de faire ça dans ma tête, en leur souriant, tel l’hypocrisie que je suis en train de dénoncer. Il faut que je leur dise .

Et d’ailleurs, on a souvent tendance à considérer celui qui a trompé comme le fautif. Si j’y pense, ma véritable erreur a été le manque d’attention. Je sais que c’est moi le fautif, moi qui ne l’aimait plus, moi qui lui mentais, en pensant à elle qui m’attendait le soir bien a chaud pendant que je ramassais quelqu’âme en peine d’amour dans les effluves éthanolisées de ma ville. Je l’aime. J’avais la chance d’être aimé. Il faut vraiment que je sorte.

Comment faire, j’ai commencé a leur dire tout ce que je pensais. Et au fur et à mesure que je parle, je m’emporte, et plus je m’emporte, moins je les reconnais. Ils ne me connaissent plus, je lis dans leurs yeux la haine, la colère, et en même temps une sorte de dédain. Leurs yeux que je connais si bien me sont étrangers. Est-ce ma faute si tous les week-end ils se sentent obligés de se droguer, je n’ai pas choisi de voir qu’ils sont malheureux, qu’ils se mentent aussi bien à eux-mêmes qu’aux autres. Il n’y a que moi qui ai besoin d’honnêteté et de vérité ? Ça ne me convient pas, non, ça ne me convient plus. Je pense que vouloir le bien de ses amis est normal, alors pourquoi ne m’écoutent-ils pas quand je leur dis que je vois leur malheur. Quand je dis que s’entasser dans un bar étrange pour écouter de la musique bizarre en se droguant n’est la solution à aucun problème. Vous aimez vraiment ça ? Vous êtes heureux là-dedans ? Réellement ? Parce que j’ai l’intime conviction que de se droguer découle un malêtre. Faire l’autruche n’a jamais rien résolu alors oui mon ami, pleure que ton père n’a plus de boulot et que tu t’es fait larguer, oui Marie, Clement t’aime, oui clément, Marie t’aime, arrêtez de vous faire du mal avant même d’avoir commencé. Oui Dudu, tu as peur d’être seul, mais oui ta relation est toxique et t’enferme, pourquoi ne pas avancer et arrêter de résoudre des problèmes par d’autre problèmes. Et Moi ? Qui m’a déjà demandé comment ça allait vraiment ? Qui sait à quel point je souffre d’être seul, qui sait que je n’ai jamais aimé personne ? Je dois sortir Mais je n’arrive plus a m’arrêter. La musique s’est arrêtée, tout le monde me regarde. Arrêtez s’il vous plait. Je ne sais plus réellement où j’en suis. Je suis seul, une larme coule le long de ma joue. Qu’est ce qui ne va pas chez-moi ? Je casse toujours tout ce que j’ai construit. Je n’ai même plus de reproches à leur faire. Je ne sais même plus qui ils sont. Je pense ne plus bien savoir qui je suis. Il y a quelques instants j’étais quelqu’un, entouré d’amis dont je connaissais le nom, un reflet. Ce reflet ne montre maintenant plus qu’une masse noirâtre et étrange, je ne me reconnais plus.

Il fait déjà froid.

Je suis là, devant le bar. J’en viens à penser au temps s’écoule, aux années passées ensemble, aux discussions, à l’écoute que j’ai pû produire, aux souffrances que j’ai pu causer Et tout ça pour que ça ne soit gâché en une seule soirée. Mais quel soulagement, mais quel mal de crâne. Il a une sacrée droite Dudu, du haut de ses 60 kilos tout mouillé. 1h 20 , dernière bière. Ah, la populace change de bar, Go a l’Hurricane. Pourquoi me regarde-t-elle comme cela ? Je suis tout seul de toute façon, va la voir, au pire tu risques quoi ?

Tiens, le Citizen ferme déjà. Il n’est qu’une heure et demi. Tout le monde court après le temps, la seule valeur de notre monde que l’on ne peut pas acheter, mais on le vend : devenez musclé plus rapidement, devenez l’être de vos rêves en un temps record, Il faut être de plus en plus fort, de plus en plus tôt. Le temps, au même titre que Dieu, est une valeur que l’on ne peut pas remettre en question, avec des arguments devenus irréfutables lorsque l’on parle à un convaincu. On ne peut pas toucher au temps. Et pourtant il existe bien une partie de la vie où le temps n’a plus d’importance, où l’on perd cette notion, où il n’y a pas de distinction entre une heure ou une autre : la nuit.

Elle est dangereuse, magnifique, piquante, alcoolisée. Elle me regarde. Il est 2h. Elle m’invite à la suivre. Elle est belle. Je la suis. Je la veux. À tout jamais. Puisses-tu être un semblant de lumière.

De quoi parlent-ils ? Pourquoi sont-ils si heureux de s’entasser dans un bar glauque à écouter un semblant de son ? Je les envie, je repense à mes amis.

Des yeux marron, une bouche pulpeuse. Elle me fait vivre. Elle rie. Si elle savait à quel point moi je ne rie pas quand je lui dis que je l’aime. Je me vois dans ses yeux. Mon reflet n’est plus si noir. Elle me fait oublier ma montre. Et si l’oubli du temps était la, dans l’amour de l’autre ? Me serais-je trompé ? Suis-je fou ? Comment peut-on être aussi loin de la vérité ? Encore Victoire. Je ne savais pas qu’elle bossait ici. Je l’ai vue il y a 1 h au Citizen, qu’est-ce qu’elle faisait ? » 2 bières s’il te plait. Nan arrêtes tu m’en as payé une tout à l’heure. T’as pas besoin de faire ça. T’es adorable merci. « Je préfère la musique ici, j suis un grand fan de rap et de jazz, ça tombe bien. On s’entend. On se voit. Enfin je ne suis plus seul.

Mes balades ressemblent de plus en plus à la recherche d’une autre âme aussi perdue que la mienne. Voulant charmer ses femmes aussi attractives que mystérieuses, j’ai appris à côtoyer la nuit, à me mélanger à sa population, ses effluves et son charme.

Je repense à nous, à elle, à ces rencontres. Je me suis toujours dit qu’elle serait la dernière que j’aimerais. Encore une qui ne m’aimera plus jamais. Encore ce foutu temps. Plus mes pensées s’échappent, plus mon point de vue se restreint. Tiens, Pourquoi me regarde-t-elle comme cela ?

Elle m’avait pourtant prévenu.