Critique : Ryan Coogler fait partie des réalisateurs américains grand public les plus intéressants de ces dernières années. Il suffit de constater sa façon d’intégrer deux franchises extrêmement populaires en y insérant son identité propre, le tout dans des divertissements qui, même dans leur aspect les plus perfectibles, s’avèrent au moins différents dans leur approche (cf. le longuet et moyen « Wakanda Forever », touchant quand il s’interrogeait sur comment réagir à la perte de Chadwick Boseman). Le voir revenir vers une œuvre originale avait donc de quoi intriguer et, très honnêtement, le résultat a dépassé nos espérances.

En s’orientant vers du southern gothic, le long-métrage réussit déjà à imposer une certaine tonalité, accentuée par sa narration faussement lente dans sa première partie. « Sinners » prend le temps d’introduire ses protagonistes et de les intégrer dans une Amérique raciste où la quête d’existence se voit minée par différents obstacles. Cette violence sous-jacente nourrit bien évidemment le fond thématique, accentuant les questions communautaires quand la menace arrive pour faire exploser le potentiel cocon protecteur qu’est le bar de nos héros. Le fait même que cet antagoniste révèle des origines irlandaises apporte une certaine densité au fond identitaire, le pays ayant été marqué justement par des politiques extérieures détruisant les habitants et leurs traditions avant de se retrouver à perpétuer cette même violence par la suite.

La confrontation permet dès lors à Ryan Coogler de s’interroger sur sa propre place en tant que réalisateur par une dualité maligne avec le double rôle de Michael B. Jordan. Nous ne dévoilerons pas tous les tenants et aboutissants à leur sujet (la promotion l’a déjà assez fait) mais il y a une façon pour le metteur en scène de se demander comment traiter son art, entre perpétuer ses propres réflexions d’auteur et se retrouver pris dans une machine qui consomme et régurgite les artistes pour du commercial. De nouveau, le propos est intéressant quand on replace la carrière de Coogler entre « legacyquel » de « Creed » et sa reprise de « Black Panther », avec un côté afro-futuriste totalement digéré dans ses visuels par Marvel.

C’est peut-être pour cela que le réalisateur propose une galerie de personnages attachants et dont le sort s’avérera constamment cruel, prenant le temps d’une horreur sanglante et tangible par la façon de se confronter à un mal puissant et détruisant surtout l’identité. Cet aspect va exploser en parallèle dans les deux meilleures scènes du film : l’une renvoyant à la création musicale en liant les traditions et instruments dans un plan-séquence flamboyant, l’autre étant une séquence de gigue irlandaise reprenant dans ses paroles violences migratoires tout en appelant à une union effaçant toute singularité personnelle.

De là, « Sinners » se révèle un vrai plaisir horrifique malin mais surtout ému dans sa manière de se demander comment rester soi-même dans une industrie broyant perpétuellement tout ce qui ressort de la norme à force de réappropriation. Bien évidemment politique (comme toute œuvre), chargée et généreuse, c’est une œuvre riche dont le succès s’avère une belle réussite pour la création tout public américaine. À voir comment Ryan Coogler fera exploser ses interrogations lors de son prochain film.

Résumé : Alors qu’ils cherchent à s’affranchir d’un lourd passé, deux frères jumeaux reviennent dans leur ville natale pour repartir à zéro. Mais ils comprennent qu’une puissance maléfique bien plus redoutable guette leur retour avec impatience…