Cela va bientôt faire dix années que ma sœur a grandi en prenant pour modèle une fille qui part seule à l’aventure et qui traverse la forêt comme un bac à sable. Il m’est arrivé de me demander si ma sœur comprenait bel et bien que les animaux ne parlaient pas et qu’on ne pouvait parler avec des lutins en espagnol. La terrible jeunesse d’une petite sœur aux yeux rivés sur Dora l’exploratrice semblait être une période révolue…

Seulement voilà, il a suffi qu’un réalisateur particulièrement connaisseur de substances illicites et de projets impossibles à réaliser tombe sur une rediffusion de Dora l’exploratrice pour créer le projet le plus génial de l’année. Cette phrase a de quoi faire peur mais, mon dieu qu’elle est vraie.

Dora, c’est une chouette petite fille. Toujours volontaire pour une nouvelle aventure, elle proposait aux plus jeunes de découvrir un vocabulaire élémentaire dans une autre langue tout au long de ses péripéties. Dans l’imaginaire collectif, le concept fonctionne, mais dans le cadre d’un dessin animé, d’une vingtaine de minutes, pas dans un film à gros budget pendant 1h40.

Pourtant, James Bodin est parvenu à nous pondre une pépite comme les studios n’en font plus grâce à une remarquable lucidité envers le matériau originel. Le dessin animé dans les années 2000 avait souvent pour personnage quelqu’un qui n’évoluait pas, qui devenait épisode après épisode un symbole, quelque chose de reconnaissable. Par exemple, Titeuf qui apparaît sur le petit écran en 2001 est reconnaissable grâce au style vestimentaire, aux motivations qui seront les mêmes tout au long de l’œuvre.

Cette caractéristiques de nombreuses productions destinées aux enfants était donc une grande difficulté d’adaptation pour le grand écran. Mais lorsqu’on regarde Dora au cinéma,elle est modernisée et adolescente tout en conservant ce qui faisait de Dora… une exploratrice qui parle aux enfants. L’équipe derrière le projet a eu la très bonne idée de garder l’essence de Dora en l’habillant de la même façon et en conservant la psychologie du personnage. Ce trait de caractère peut faire peur -nous y reviendrons- mais cela a surtout permis d’en faire sortir un humour plus fin que ce à quoi les blockbusters nous avaient habitués.

Une adolescente au caractère enfantin, c’était tout ce qui était nécessaire pour analyser le film Dora et la cité perdue sous le prisme du syndrome de Peter Pan. Théorisé par Dan Kiley, cette maladie au chouette prénom désigne les personnes (masculines mais nous n’en tiendront pas compte pour le reste de l’analyse) qui refusent ou angoissent à l’idée de devenir adulte. Elle s’inspire donc du personnage créé par J M Barrie, devenu connu en partie grâce à Disney.

Image qui représente ce syndrome avec la phrase
 » ne grandis pas, c’est un piège « 

De l’exploratrice au garçon qui ne voulait pas grandir

Parmi les différentes caractéristiques de ce syndrome, une grande partie se retrouve dans le personnage principal du film. La plus visible est la difficulté à partager les émotions ressenties. Cela se traduit par une Dora adolescente qui agit comme le personnage de dessin animé, en décalage avec la réalité. Elle ne montre pas sa difficulté à s’adapter à une nouvelle culture, elle agit comme si Los Angeles était dans la forêt, ce qui perturbe mais ne lui fait pas changer de caractère. Nous pouvons également noter l’incapacité à sociabiliser dû à une vie passée avec ses parents et très peu de personnes de même âge. Le critère de l’absence de sexualité s’explique dans le protagoniste par l’adaptation d’une œuvre destinée aux enfants. Naturellement, Dora ne développe pas d’histoire sentimentale explicite dans le film. Enfin, le recours à la pensée « magique » est également présent chez ce personnage. Nous le voyons très clairement dans les premières scènes et particulièrement dans la relation construite avec Babouche. Ce pan de caractère contribue à l’enfermer socialement et la rendre toujours plus enfantine.

Une fine compréhension du matériau originel

Cette description psychologique du protagoniste est majeure pour la compréhension du projet. En effet, le film tire une puissance de mise en scène insoupçonnable en se basant sur le support originel. Il s’agit d’autant plus d’une réussite car de nombreux éléments du dessin animé auraient pu devenir des pièges pour une grosse production. Le passage d’un dessin animé d’une vingtaine de minute à un film pouvant être considéré comme un blockbuster ( budget élevé, reprise d’un personnage mondialement connu, casting célèbre.. ) semblait impossible tant le personnage ne se prête pas à la réalité. Rappelons que la jeune fille part à l’aventure dans toutes sortes d’endroits, parle à des animaux, son sac-à-dos, lutte à chaque épisode contre un renard…

Mais cette difficulté de transposition devient une force du film qui se traduit de trois manières.

L’humour

Cette déclinaison est la plus évidente dans le long-métrage. Étant donné que Dora vit dans un monde réel, les singes ne parlent pas. Peu à peu, elle se voit forcée d’admettre que Babouche ne lui a jamais parlé. L’une des scènes les plus drôles du film découle de ce constat simple. Son compagnon de toujours se met à lui faire la morale avec une voix grave. Cela n’est pas expliqué et ne se reproduit plus par la suite. Le spectateur, contraint lui aussi d’admettre que le singe ne parlera pas est alors surpris. Le décalage avec ce à quoi nous nous attendons amène facilement le rire.

L’humour dans le film est une franche réussite car il se démarque d’un autre film à gros budget. Il est parfois absurde comme nous venons de le voir mais il peut également être original de par sa thématique. Le décalage entre une enfant ayant vécue dans la forêt et un adolescent américain amène un nouveau terrain, encore inexploité et se distingue alors de vannes déjà-vues. Nous retiendrons par exemple l’excellente scène portée par le père qui explique le concept de rave party et de prise de drogue volontaires pourtant dangereux pour la santé.

Le scénario

L’intrigue du film n’est en rien une révolution. En revanche, son enchaînement qui peut paraître simpliste est très maîtrisé. Dans le produit originel, Dora doit accomplir une mission qui la fera passer par trois endroits stratégiques dévoilés par la carte. Chacun de ses lieux amène une difficulté différente. L’adaptation reprend ce principe en détachant trois étapes de l’itinéraire à savoir l’école, la jungle et le temple. Chacun de ses lieux est composé d’une atmosphère, de difficultés et de comiques différents.

Le scénario peut ainsi se démarquer en traversant des décors variés et des péripéties originales. Le héros doit réussir une intégration sociale, se débrouiller dans un lieu hostile et se confronter à un monde dénoué de magie, réussir des énigmes qui l’empêchent de procrastiner par la contrainte du temps. La procrastination devient un enjeu intéressant car il est une autre caractéristique du syndrome de Peter Pan dont est intrinsèquement atteinte Dora.

La construction psychologique du personnage de Dora

Parce qu’un bon film contient de bons personnages bien complexes, Dora se devait d’être plus qu’une linguiste aguerrie pour nous satisfaire. Et sur ce point, on peut dire que James Bodin s’est appliqué. Le personnage est très juste car il fait honneur à l’animé originel tout en étant moderne. Explications.

L’adolescente qui nous est présentée est au premier abord la copie conforme du dessin animé. Elle chante dès que possible, sourit à chaque plan et possède tous les outils nécessaires à la survie dans son sac-à-dos. Ce sera l’objet de nombreuses scènes comiques mais cette première apparence sert à cacher une jeune fille complexe, qui manque de confiance, qui souffre de ne pas s’adapter au nouveau monde. L’aventure que nous observons devient un parcours initiatique qui lui permet de grandir, de se faire accepter. Les enjeux sont réels et justifiés, il ne s’agit pas d’une simple ruée vers l’or. Peter Pan devient grand et responsable… à l’image des spectateurs qui la retrouvent par nostalgie, une décennie plus tard.

Ce chemin vers la sagesse que débute Dora n’est certes pas inédit au cinéma mais il permet une cohérence dans la construction du personnage. La sagesse s’obtient tout comme se guérit le syndrome de Peter Pan. Il n’existe pas de remède miracle tout comme une recette à suivre pour gagner en maturité. Le seul moyen est de questionner le soi intérieur et analyser ses émotions afin de mieux les exploiter. La jeune fille qui ne supportait pas de perdre son cousin puis l’Amazonie au début du récit évolue. Vivre des péripéties en communauté, apprendre des autres lui donne les clés d’analyse d’un monde nouveau.

L’apprentissage auprès des autres -alors qu’elle est la plus douée dans la jungle- lui donne la capacité d’éprouver des émotions, ce qui se traduit par une romance suggérée à la fin du film. Cette solution semble donc ultra cohérente car elle reprend le but principal du dessin animé de base.

Un excellent divertissement?

Pour résumer, Dora et la cité perdue est une sacrée perle que découvriront avec ébahissement les générations futures. A l’heure de l’uniformisation et de la perte d’espoir envers le blockbuster, James Bodin réalise un tour de force. Ce qui semblait inadaptable est devenu, entre ses mains, un savoureux guilty pleasure aux enjeux concrets. Nous regrettons le manque d’épaisseur des méchants vilains, ce sera pour une autre fois. Bien évidemment, il s’agit d’une critique de film grand public. Les attentes sont différentes d’un projet plus intime. Il a donc été jugé en fonction de ce que pouvait donner un blockbuster, pas un film d’auteur. Sa portée était de fait limitée avant même d’être terminée de par le cahier des charges (être grand public, durer moins de deux heures…).

Si ce film m’a bien appris une chose, c’est que nous avons beau être grand et responsable, parler à des lutins en espgnol ou avoir découvert une cité perdue, danser et chanter les louanges du bonheur avec Eva Longoria reste une expérience unique… ou envisageable uniquement après une sacrée dose d’acide.