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Critique : Tout le monde s’est déjà réveillé un jour avec une sensation de mélancolie et d’amertume. Nos espoirs passés nous hantent au réveil, accompagnés des craintes pour le futur et virevoltant dans un présent en perpétuelle réécriture mais nous semblant si flou, si intangible. Qu’ai-je fait de ma vie ? Qu’est-ce qui m’a poussé vers cette destinée si inutile, si fragile et terrifiante à la fois ? Pourquoi suis-je ici et non pas là ? Certaines personnes ont su tempérer ces peurs intimes quand d’autres font semblant de ne pas les voir, mais cela n’empêche pas cette voix angoissante de nous murmurer constamment l’échec de notre vie. Tout ceci aurait pu nous diriger vers un drame lourd et aliénant, les Daniels (« Swiss Army Man ») ont préféré nous offrir le film le plus fou, drôle et amer de l’année.

Entamer cette chronique se fait avec une certaine angoisse, celle de parler trop de ce qui nous est intime en oubliant l’exercice de la critique cinématographique. Pourtant, c’est bien de cela dont il s’agit quand on parle d’ Everything everywhere all at once : la façon dont s’y réfléchit la terreur de notre existence. Il est bien évidemment certain que le long-métrage parlera à chacun de façon différente (là est le vrai pouvoir du grand écran), que ce soit dans le poids imposé par une tradition familiale, l’obligation de se confronter à une crise existentielle, le rapport à l’autre qu’importe son genre, sa nationalité, sa conviction, … Pourtant, il ressort une universalité passionnante dans le traitement narratif et émotionnel du film, justement par le partage entre chacune de nos destinées. Toute forme de frontière normée finit par disparaître pour mieux nous ramener à tout ce qui nous est commun et différent à la fois.

Il en est ainsi du traitement visuel, significatif de la maîtrise totale d’une folie abondante. Les idées farfelues s’enchaînent avec une facilité déconcertante : doigts hot-dog, combat avec des dildos, représentation animée du soi ou même métatextuelle avec l’usage d’images de notre monde, … Tout se mélange à un point où un seul visionnage ne suffira sans doute pas à capter chacune des itérations utilisées ici ou bien des potentiels gagesques voire hors normes. Mais, contrairement à ce que l’on aurait pu craindre, ce traitement du multivers se fait de manière digeste, concentrant cette excessivité vers quelque chose d’assez retenu sentimentalement pour en extraire sa beauté. Oui, tout se cumule, que ce soit nos divers potentiels, nos échecs ou bien les univers que nous aurions pu connaître. Mais le plus important est ce qui est : nous.

C’est cet humanisme vibrant qui fait poindre régulièrement dans le récit un sentimentalisme quasi exacerbé mais néanmoins vivifiant. La prestation de Michelle Yeoh sublime cette sensation de perte de repères, que ce soit dans cette découverte de multiples univers, ou tout simplement dans son quotidien. La base de départ de l’intrigue n’est jamais oubliée et ne fait que consolider encore plus le sentiment d’isolement vécu par Evelyn Wang, que ce soit en tant que personne asiatique dans une société marquée par le rejet ou bien en tant que femme qui voit sa vie défiler devant ses yeux sans moyen de l’appréhender véritablement. Où se trouve la vraie vie ? Ici, maintenant. La simplicité de ce message n’a d’égale que sa nature bouleversante, ce rappel à profiter du moment qui existe et non celui qui a pu exister pour d’autres.

L’aspect perceptif du film a pourtant été annoncé très subtilement dans la mise en scène, avec cet usage de miroirs qui déforment le rapport au réel tout en permettant de mieux ancrer la solitude d’Evelyn par la suite. Cette récurrence symbolique ne constitue qu’une des nombreuses idées de la réalisation aussi douce que dynamique des Daniels mais porte néanmoins un de ces battements émotionnels qui frappe directement. Pourtant, on esquive en permanence un ostentatoire des effets, sur le fil d’un grotesque par l’apparence stupide de certaines idées. Les chorégraphies de combat ont beau être travaillées, elles mettent surtout en exergue la caractérisation des protagonistes, les réduisant par moment à des trop courts effets mais rappelant encore une fois la nature unique des personnages dans leur infinité de variation. Tout cela relève encore une fois d’un équilibre précaire mais clairement bien contrôlé afin de revenir en permanence vers le relationnel.

La résolution des enjeux passe constamment par un rapport à l’autre, au besoin de l’écouter et de pouvoir faire face à ses besoins, de manière encore sobre mais émotionnellement chargée. Alors même que l’affrontement semble de mise tout du long, il se développe une bascule optimiste qui résonne fortement avec l’actualité. Là où le nihilisme ou le besoin de combattre s’ancrent fermement dans nos fictions, des valeurs plus positives afin de se rapprocher des autres semblent souvent évacuées, mais pas ici. Ici bat un autre cœur du récit, en canon avec le besoin de se retrouver soi : retrouver les personnes qui importent pour nous. Habitués que nous sommes à devoir faire face à des fins du monde à coup de destruction porn, on en oublie trop souvent l’importance de l’individu, que ce soit dans le commun ou dans un dialogue plus intime. Couple ou parent, la ligne de transmission se fait souvent par deux dans le récit pour mieux en extraire le lien le plus direct entre individu et l’acceptation qu’il peut s’y développer. Car finalement, n’est-ce pas là que le monde trouve son sens, dans notre façon de vivre avec nos proches, de leur partager notre amour et notre soutien ?

On se perd sans doute mais cela s’avère logique une fois vu le film tant Everything everywhere all at once s’avère d’une densité forte. Pourtant, il en sort une légèreté et un optimisme d’ensemble, un espoir en contrepoint au chaos, une vie en opposition à la mort qui nous attend. C’est un film populaire et riche en réflexion, une œuvre spectaculaire et modeste à la fois, s’étirant dans des proportions en même temps microscopiques et macroscopiques pour mieux parler de l’humain. Le vertige y est alors intense, comme celui de ces grands films qu’on a eu la chance de pouvoir découvrir sur grand écran. Face à pareille célébration de la vie, dans ses beautés comme dans sa nature absurde, il s’avère dès lors important de fêter ce genre de proposition cinématographique intense et superbe. Nous avons beau être tout, partout, tout le temps, c’est l’éclat du maintenant qui reste le cœur de notre existence.

Synopsis : Evelyn Wang est à bout : elle ne comprend plus sa famille, son travail et croule sous les impôts… Soudain, elle se retrouve plongée dans le multivers, des mondes parallèles où elle explore toutes les vies qu’elle aurait pu mener. Face à des forces obscures, elle seule peut sauver le monde mais aussi préserver la chose la plus précieuse : sa famille.