Nous sommes tous constitués d’histoires, en parallèle d’une Histoire d’un monde et de ses habitants nous dépassant totalement. Voilà un rappel qui semble évident mais nécessaire quand on constate les évolutions de notre société et de notre rapport à la narration propre, en particulier quand il s’agit de fictions. Ainsi, ce croisement permanent entre récits de vie constitue un bel entrelacs de mondes, de passés et de potentiels futurs, avec cette crainte permanente de ce que nous pouvons ou non laisser en héritage. Notre corps disparaîtra peu à peu au fil des années suivant notre mort, nos souvenirs s’éteindront avec notre dernière pensée mais les histoires auxquelles nous avons participé continueront encore à subsister tant qu’il y aura des personnes pour les raconter. Voilà l’héritage principal que nous pourrons laisser à de futurs narrateurs jusqu’à ce que notre monde n’en compte plus. C’est peut-être pour cela que nous sommes tant fascinés par le passé, les ragots, rumeurs, anecdotes et autres formes de narrations du quotidien : la valeur de ce qui nous est laissé et surtout raconté. C’est bien quelque chose que nous n’interrogeons plus mais le rapport à la véracité souffre évidemment de subjectivités, de témoignages divers et variés et de réécritures pour rendre le récit plus pimenté qui fait que l’on ne devrait pas toujours chercher la vérité dans ce qui est raconté mais la vérité racontée en parallèle du récit. L’exercice est d’autant plus probant dans la fiction que la quête de vérité absolue peut être vue comme un mythe. Nos historiens découvrent chaque jour de nouvelles informations, les découvertes se font en avançant grâce aux technologies et à l’interrogation de sources diverses, nous racontant d’autant plus le monde dans ce qu’il a été et, vraisemblablement, ce qu’il sera par le cycle de nos existences.

Nous en arrivons alors au débat qui anime de manière un peu stérile certains réseaux : la véracité historique dans « Napoléon ». Il faut bien admettre que la personnalité incendiaire de Ridley Scott n’a fait que rajouter de l’huile sur le grand incendie des débats numériques, notamment dans ses propos considérant l’Histoire. Mais, à l’instar d’une fouille archéologique, le contexte de ses déclarations est essentiel pour sa compréhension totale. Ainsi, en parlant de la bataille d’Austerlitz et de son lac représenté comme gelé dans le film, le réalisateur déclarait que les historiens se battant pour savoir si celui-ci était rempli ou non ne pourraient jamais dire ce qui était réel car ils n’étaient pas présents, et laisser à son scénariste le soin de faire les recherches dans les milliers de livres existant sur Napoléon. Certains auront hurlé au révisionnisme, par moments au négationnisme, d’autres au désintérêt de Ridley Scott pour son sujet en le réduisant à un simple « Yes man ». Pourtant, il paraît cohérent une fois replacé dans ce contexte de construction de scène de voir que Ridley Scott cherche juste à raconter une vérité par l’outil cinématographique, quitte à tordre l’Histoire pour y faire résonner la véracité de celle-ci. Ainsi, qu’importe si le lac représenté dans le film n’était pas rempli, le but de la séquence étant de rappeler la violence du combat en confrontant le spectateur à la nature funeste de ces guerres. Tant pis si quelqu’un a gagné, le spectacle de l’affrontement n’est autre que le tombeau de milliers d’hommes, simples pions dans une lutte d’ego. Ignorer ce traitement semble alors juste faire fi d’une intention de réalisateur, intention que l’on peut apprécier ou non mais dont l’existence même démontre l’apparent désintérêt hurlé par certains ou l’ignorance de l’Histoire. Car « Napoléon » n’est pas un rejet total de la vérité mais une manière de sonner la réécriture permanente de celle-ci par le regard de certains hommes en quête d’immortalité.

Le film entier joue ainsi du regard dévié de Napoléon de l’Histoire pour la raccrocher à son histoire.  L’ouverture le place en témoin privilégié de l’exécution de Marie-Antoinette et l’homme se met toujours en valeur dans certaines séquences censées l’appuyer comme une puissance brute, notamment en tirant sur les pyramides pour conquérir l’Égypte. Le long-métrage va alors dévier ces intentions de parasitage de la réalité en le reconfrontant à la vérité des autres opinions. Ainsi, c’est par deux fois que notre personnage sera mis en porte-à-faux de ses histoires, ses interlocuteurs lui rappelant le mensonge de ses anecdotes héroïques. Certains instants de gloire se verront affectés par la brutalité ou la couardise du protagoniste. Sa fin même l’évacue du champ pour mieux cadrer une dernière fois un monde continuant de tourner sans lui. « Napoléon » n’est pas un honteux mensonge historique cherchant à faire de la réécriture totale : c’est une œuvre de fiction utilisant son rapport à l’Histoire pour mieux montrer comment un ego fragile cherchera constamment à la réécrire pour s’y placer durablement. Dans une séquence assez significative de cette intention, Napoléon tente de se mettre à la hauteur d’une momie, la contemplant avant de placer sur sa tête son chapeau. En quelques secondes, on regarde un homme regarder sa propre mortalité et espérer y faire face par le pouvoir de l’icône et de ses histoires. N’est-ce donc pas ça que nos histoires ? Une volonté d’exister de manière immortelle, notre disparition physique étant remplacée par l’éternité de notre image ? C’est cela qui fait l’amertume du long-métrage de Ridley Scott et qui désempare quand on assiste à un pugilat de sourds sur son rapport à l’historicité.

Car, soyons honnête : est-ce qu’il est obligatoire qu’une œuvre de fiction soit la véracité absolue ? Cette quête semble insensée tant cela annihile la possibilité d’histoire dans l’Histoire. Quand Quentin Tarantino fait tuer Adolf Hitler dans « Inglourious Basterds », est-ce une insulte à la réalité ou l’interrogation du pouvoir de la fiction sur la destruction d’un être se voulant supérieur à l’humain ? Quand Sofia Coppola fait apparaître une paire de Converse dans un plan de « Marie-Antoinette », est-ce un vulgaire faux raccord ou, au contraire, un raccord contemporain au propre spleen de la jeunesse, résonnant comme une inquiétude traversant les générations et les siècles ? À l’opposé, quand un film comme « Vaincre ou mourir » s’ouvre sur des prétendus historiens annonçant la véracité absolue de l’histoire à venir, n’est-ce pas plutôt une manière éhontée de faire passer des vessies pour des lanternes en jouant la carte de la vérité historique absolue alors même que le récit a été renié par de vrais professionnels du milieu ? Si l’on peut comprendre la volonté d’une vraisemblance chronologique pour mieux s’intégrer dans la narration, il nous semble également aberrant de voir qu’on ne peut plus raconter l’Histoire à travers la fiction et comment le parasitage de ses histoires raconte finalement une vérité tout aussi manifeste que peut l’être un documentaire. Il faut parfois imprimer la légende car c’est dans ce qu’elle narre en filigrane que se dissimule une réalité. Ici, c’est celle du pouvoir destructeur des puissants et de leurs luttes d’egos à la fragilité absolue, ce qu’importe le pays. La quête d’un pouvoir par la violence et ce besoin d’être raconté par d’autres rentre alors comme un conflit humain et annihilateur à la fois. Cela rentre même en cohérence absolue avec la filmographie du réalisateur, notamment d’un « Dernier Duel » qui jouait de deux codes du récit médiéval (le guerrier courageux et l’amant transi) pour ensuite les dévier sur la véracité de l’histoire : celle d’une femme malmenée par ces figures de masculinité aussi ridicules que violentes.

L’Histoire est en écriture perpétuelle, changeant au gré des décisions des uns, aux doutes des autres mais également de l’aveuglement de certains. Alors que le monde brûle de part en part entre conflits et politiques destructeurs des individus, il est intéressant de voir le besoin de certains de mettre au pilori une fiction qui s’assume comme telle tout en refusant de voir que ce qu’il s’y narre est une forme de réciprocité avec notre propre univers. Si la réécriture historique absolue est un autre extrême qui mérite également d’être critiqué, peut-on reprocher à une fiction d’être une fiction et de se raconter thématiquement par ce qu’elle n’hésite pas à dévier de la réalité absolue, quitte à, paradoxalement, en être même plus représentative? Comme toujours, ce n’est pas tant ce qu’une histoire raconte stricto sensu qui compte mais ce qu’elle décrit en fond, souvent en hors champ ou dans un coin subtil de choix de mots, qui semble le plus pertinent à analyser. Car refuser toute possibilité de fictionalisation à notre monde, c’est refuser un pouvoir de narration qui se rapproche de la réalité de beaucoup ne pouvant s’exprimer que par ce biais ou trouvant par ce moyen une compréhension générale. Et si nous laissions l’Histoire être l’Histoire et les histoires sous-jacentes à la fiction ?