Certains premiers long-métrages passent inaperçus tandis que d’autres explosent rapidement, renforçant l’aura des artistes derrière la caméra. C’est dans cette seconde catégorie que se retrouve Ramata-Toulaye Sy au vu des retours élogieux entourant son « Banel et Adama ». Cette histoire d’amour aux relents mythiques a su attirer le regard du public et des professionnels, ce qui explique sans aucun doute la maîtrise de la réalisatrice dans ses entretiens. Ses réponses concises captent profondément l’investissement émotionnel de la part de la metteuse en scène, comme nous avons pu en discuter avec elle au FIFF.
D’où est venue l’idée du film ?
J’étais en quatrième année à la FEMIS en scénario. Chaque année, on devait écrire son scénario et celui de la quatrième année est celui de fin d’études, qui est présenté pour le diplôme, en 2014. Il m’a fallu sept, huit mois pour l’écrire. J’avais envie d’écrire une histoire d’amour en Afrique et le film vient de ce scénario de fin d’études.
Justement, cet amour trouve une universalité dans son traitement ainsi qu’une force. Quelles ont été les métamorphoses connues par cette relation aussi bien à l’écriture qu’au tournage ?
Vu que l’écriture date de 2014, cela a beaucoup changé. Ça a toujours été une histoire d’amour , j’ai toujours voulu que ce soit Banel et Adama, Banel en tant que personnage mythique inspiré de Phèdre, Lady Macbeth et Médée surtout. Je voulais un personnage complexe, antipathique, fort et en colère mais je voulais aussi conserver l’histoire d’amour. Cette histoire d’amour a surtout servi de prétexte pour raconter une histoire de femmes.
Quel a été le travail avec votre casting, composé si je ne me trompe pas de non professionnels ?
C’est ça, le casting entier est composé d’acteurs non professionnels. On a fait un énorme casting dans le Fouta pendant 5 mois. Ils sont tous venus pour cet appel à casting à part Banel, jouée par Khady Mane. J’ai eu du mal à la trouver jusqu’à un mois avant le tournage en marchant par hasard dans la rue.
Comment capter la palpabilité des émotions au sein de votre film ?
Je travaille beaucoup avec les corps. C’est vrai qu’on me dit souvent qu’il n’y a pas beaucoup de dialogues dans mon scénario alors que je le trouve très dialogué. Je préfère travailler avec les corps, les regards, les gestes. Je trouve que les regards et les gestes disent beaucoup plus que les mots. C’est vrai que sur mon court-métrage, « Astel », que j’ai fait il y a deux ans, j’aimais bien expérimenter ce travail avec les corps et surtout avec l’ethnie Peul. Tout passe chez eux plus par les regards et les gestes que par les mots. C’était donc important pour moi d’être cohérente avec ça.
Le travail de la lumière renforce également le côté mythe du récit.
Oui, et conte. C’est exactement ça. Il y avait beaucoup de lumière au début et de couleurs pastel. Pour la lumière, on a toujours dit avec mon chef opérateur qu’elle devait suivre le parcours émotionnel de Banel. C’est pour cela qu’il y a une dégradation, une décoloration de l’image petit à petit dans le film. Au début, l’image est très colorée avec des couleurs pastel très belles, un peu une carte postale de l’Afrique, car Banel est très amoureuse, très heureuse. Plus l’amour se dégrade, plus elle est malheureuse et en colère, plus ça devient blanc. Les couleurs disparaissent. Aussi, ça parle beaucoup de sécheresse et pour cela, il fallait que les couleurs disparaissent petit à petit. Cela se voit aussi dans les costumes. Au début, le t-shirt est très jaune et il devient blanc.
Les thématiques sont contemporaines et réalistes mais vous évitez de tomber dans un réalisme documentaire trop vu…
Je voulais vraiment aller à l’encontre du naturalisme. J’aime beaucoup ces films-là mais je trouve qu’il y en a assez et qu’il faut montrer une autre image de l’Afrique. Il faut arrêter de montrer l’Afrique miséreuse pour moi. Même si la misère existe, elle reste présente partout aujourd’hui. Il faut montrer qu’il y a autre chose en Afrique et au Sénégal, montrer qu’il y a des histoires d’amour, etc. Il faut des histoires plus universelles pour que les gens s’y reconnaissent. C’était donc important pour moi de ne pas faire un film naturaliste mais de faire plutôt un film où se mêlent le réalisme magique, le conte et la poésie avec du réalisme toujours.
Est-ce qu’il y avait des inquiétudes concernant ce 1er film ?
Non, pas des inquiétudes mais plutôt des difficultés durant le processus. C’est vrai que tourner au Fouta, dans une région qui se trouve à 8 heures du Dakar, dans le désert, dans un village sans électricité avec des acteurs non professionnels, avec des températures qui peuvent atteindre les 50 degrés, est hyper difficile. C’était éprouvant et intense avec un film avec de l’ambition, des effets spéciaux et de la décoloration d’image. C’était difficile mais on est content de s’en être sorti.
ATTENTION SPOILERS
Est-ce qu’on peut parler de la nature infernale de la conclusion ?
La fin a changé pendant le tournage. Ce n’était pas la même dans mon scénario. Banel ne mourait pas et on voyait Adama prendre une seconde femme. C’était aussi une fin dramatique et bouleversante mais pas tragique. Je me suis rendu compte sur place que, si je voulais assumer jusqu’au bout la tragédie, il fallait qu’elle meure. Une personne qui vit aussi intensément dans sa vie comme Banel ne pouvait pas accepter qu’Adama prenne une seconde femme et de vivre comme ça.
FIN DE L’ALERTE SPOILERS
Quel est votre sentiment de voir le film participer à des festivals comme Cannes ou encore le FIFF ?
Je suis beaucoup les festivals depuis Cannes, qui se trouvent dans des pays très différents et sont parfois bien plus petits. Je trouve ça très intéressant, surtout pour des films africains qui ne sont pas très reconnus dans le monde entier de les faire voyager et de montrer autre chose de ce cinéma. C’est important pour moi. Ici, c’est un retour au FIFF car mon court-métrage « Astel » y a été récompensé il y a deux ans. Retourner ici est un réel plaisir.
Comment votre expérience de scénariste vous a aidée sur ce projet ?
Ça m’a beaucoup aidée ! On m’a proposé de réaliser dès le début, dès que je suis sortie de la FEMIS, mais je ne voulais pas car je sentais que je n’étais pas assez mature et ce n’était pas mon envie. J’ai donc coécrit des scénarios, comme « Notre-Dame du Nil » d’Atiq Rahimi et « Sibel » de ÇAĞLA (Zenzirci) et Guillaume (Giovanetti), ce film qui se passe en Turquie avec la femme qui siffle. J’ai fait beaucoup de script doctoring, de travaux de développement dans des scénarios de film, et je pense que faire tout cela m’a aidé à créer ma vision du monde, ma vision des choses artistiquement et comprendre ce que j’avais envie de faire. Par exemple, sur « Notre-Dame du Nil », j’ai coécrit le scénario mais j’ai également été là pour les castings et la préparation sur place au Rwanda. Tout ça m’a aidée à comprendre tous les aspects de conception de mise en scène.
Quel est votre regard sur la diversité du cinéma francophone que le FIFF cherche à mettre en avant ?
Je trouve que le FIFF le représente très bien chaque année. Je trouve que c’est important que ce festival, comme celui d’Angoulême où j’étais cet été, montre ces films, même s’ils ne sont pas toujours en français, dans des pays francophones. Pour moi, le plus important reste de montrer des films africains et que ce soit à Namur, à Angoulême ou d’autres festivals du genre au Canada. Je pense que c’est très important de montrer une autre diversité, de montrer autre chose.
Y a-t-il une scène dont vous avez envie de parler ?
On ne parle jamais d’une scène que j’aime beaucoup. C’est quand elle marche dans le village, qu’elle croise un groupe de filles et qu’elle leur dit « Regardez-moi, regardez-moi, ne suis-je pas une femme ? ». Cette scène n’était pas prévue comme ça et ces dialogues, je les ai fait enregistrer après en post-production durant le montage. Je trouve cette scène très belle en fait car c’est une métaphore de tout ce que les femmes noires vivent dans le monde pour moi. C’était un cri en fait : « Regardez-moi, regardez-nous vraiment. Nous sommes des femmes normales, nous sommes comme les autres ». C’est ce que Banel revendique : oui, elle est peut-être différente dans sa personnalité et dans son caractère mais ça n’en fait pas une personne différente. Pour moi, c’est ce qui décrit la féminité et surtout la féminité noire. C’est aussi un petit clin d’œil à moi-même : c’est moi qui dit à tout le monde de me regarder en tant que femme noire, en tant que réalisatrice noire, en tant que française, en tant que sénégalaise. Regardez-moi en fait mais regardez-moi vraiment.
Merci à Valérie De Preeuw de Cherry Pickers ainsi qu’à l’équipe du FIFF pour cet entretien.