Les 2h39 du film passent comme dans un souffle et ses quelques longueurs s’effacent devant la profondeur insondable de l’oeuvre du grand réalisateur américain. Certains (comme moi) crient au chef d’oeuvre, encore faut il donner quelques explications pour étayer cette injonction. Retour sur un grand moment de cinéma psychologique et onirique.

Eyes wide shut

Le dernier film de Stanley Kubrick

Certains s’en souviennent, l’annonce du décès de Stanley Kubrick le 7 mars 1999 avait fait l’effet d’un coup de tonnerre. Volontiers secret et mystérieux, il ne s’étalait pas dans les journaux et préférait l’anonymat d’une tranquille vie familiale au strass des soirées mondaines. Beaucoup ne connaissaient même pas son visage et ne l’auraient sans doute pas reconnu s’il les avait croisés dans la rue. A une époque où Internet ne faisait pas encore partie du quotidien, il était difficile d’accéder à des informations ou même à des photos de lui. Oui, je sais, c’est difficile à croire… Jusqu’à la sortie de son dernier opus Eyes Wide Shut le 15 septembre de la même année avec un casting impressionnant, comme un dernier hommage signe de la main. La superstar Tom Cruise était de retour au premier plan après les succès de Mission Impossible st Jerry Maguire en 1996. Mais il n’avait plus rien tourné depuis 3 ans… que se passait il? Il tournait tout simplement dans le film de Kubrick avec son épouse d’alors, Nicole Kidman. Dans ce qui était annoncé comme une adaptation sulfureuse de l’ouvrage d’Arthur Schnitzler Traumnovelle.

Un tournage long et douloureux

Eyes wide shut

Jugez plutôt. Le tournage d’Eyes Wide Shut a débuté le 4 novembre 1996 pour s’achever… 19 mois plus tard. Prévue pour 1997, la sortie du film fut décalée à Noel 1998, puis février 1999 pour une première mondiale le 1er septembre 1999. Le temps est une notion relative quand on s’appelle Stanley Kubrick. Il accapara le couple star pendant un temps infini pour mener à bien sa vision de la nouvelle de l’écrivain autrichien Arthur Schnitzler. Située dans la Vienne de l’avant première guerre mondiale, avant que l’Empire Autro-hongrois ne disparaisse dans les fracas de la guerre, la nouvelle raconte la crise traversée par un jeune couple autrichien. Contemporain de Sigmund Freud, Arthur Schnitzler propose une vision quasi psychanalytique du poids des conventions sur un couple parfait en surface mais que les révélations de l’épouse ébranlent. En avouant ses fantasmes à son mari, elle le met au défi de casser les apparences.

Une adaptation fidèle et contemporaine

Eyes wide shut

Pour qui a lu la courte mais intense nouvelle, l’intention de Stanley Kubrick se fait rapidement jour. Car les similitudes entre le texte et le film sont nombreuses. Le mari Fridolin est un jeune médecin épris de son épouse Albertine. Quand elle lui confesse qu’elle a fantasmé l’été précédent sur un jeune officier danois, Fridolin avoue en retour avoir fait de même sur une jeune femme à la plage. Il faut se mettre dans le contexte du début du XXe siècle pour comprendre l’audace d’un tel préambule. Dans un monde de conventions et d’apparences, de telles confessions font l’effet d’une bombe. Eyes Wide Shut reprend le coeur de l’intrigue en la transposant dans le New York de la fin du même siècle. William et Alice sont un couple épris et les révélations des fantasmes de l’épouse envers un jeune officier aperçu l’été précédent ébranlent le jeune médecin. Appelé au téléphone, il doit s’éclipser pour visiter la famille d’un défunt et ses aventures nocturnes peuvent commencer.

Une odyssée nocturne

Eyes wide shut

Le film se déroule principalement de nuit. Les lumières des décorations de Noel agrémentent les bâtiments de la ville et les intérieurs. Des lumières jaunes, rouges ou bleues participent à une atmosphère onirique brouillant les frontières entre rêve et réalité. William fait des rencontres qui éprouvent sa volonté de vengeance et sa fidélité. C’est la fille du défunt qui lui déclare sa flamme, c’est une prostituée qui le soumet à la tentation de l’infidélité et c’est surtout son ami devenu pianiste qui lui avoue qu’il doit animer une soirée libertine organisée dans la haute société. Quand William lui enjoint de lui donner les détails appropriés pour pouvoir s’y rendre anonymement, un cercle vicieux s’ouvre à lui. Il découvre une société occulte où hommes et femmes s’ébattent en toute liberté, cachés sous des masques qui leur offrent la possibilité d’assouvir leurs désirs. Mais percé à jour, William doit quitter les lieux tout en étant instamment prié de ne rien révéler de ce qu’il a pu voir. Voulant comprendre qui sont ces gens, William se retrouve poursuivi et intimidé. Quand il retrouve son masque posé sur l’oreiller à côté de son épouse, il ne peut plus garder le secret et avoue ses incartades à Alice.

Un récit entre rêve et réalité

Eyes wide shut

Mon résumé du film est volontairement tronqué pour ne pas en révéler tous les détails et vous laisser l’opportunité de la surprise. Eyes Wide Shut signifie les yeux grands fermés. La nouvelle s’intitule la nouvelle rêvée. Le rêve est au centre des 2 récits. Et il faut revenir à un peu de psychanalyse afin de mieux comprendre l’intrigue. Car le rêve, selon Sigmund Freud, est le lieu privilégié de l’expression des pulsions refoulées. Quand Alice ouvre son inconscient à William en lui racontant son fantasme, c’est un profond monde intérieur qui lui apparait. S’étant apparemment interdit ce type de pensée, il cherche à se venger en vivant de telles aventures dans le monde réel. Il essayera très fort, mais sans y parvenir, de donner le change à son épouse. Jusqu’à se sentir en danger, ce même danger qu’il a recherché tout en n’osant pas l’éprouver totalement. Car c’est une chose de rêver ses fantasmes, c’en est une autre de les vivre. Même épris de vengeance, William fait preuve de faiblesse ou au contraire de jugeote en ne trompant pas son épouse, c’est selon la perception du spectateur.

Un couple mis à mal

Eyes wide shut

La rumeur laisse supposer que le tournage du film fut à l’origine de la séparation du couple Cruise/Kidman. Les dénégations de l’actrice australienne laissent plutôt apparaître que le tournage fut un moment heureux de totale communion artistique entre les acteurs et le réalisateur. En se livrant corps et âmes aux intentions du génial Kubrick, ils tentaient une expérience que peu d’autres couples d’acteurs ont tenté avant eux. On peut penser à Qui a peur de Virginia Woolf? et cette mise en abime du couple Elizabeth Taylor et Richard Burton, mais peu d’autres exemples me viennent à l’esprit. Kubrick voulait-il susciter la convoitise de spectateurs voyeurs en montrant le couple nu à l’écran? Voir Cruise et Kidman nus au milieu d’ébats fait l’effet d’une immersion privilégiée au coeur du couple, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ce n’est qu’un film mais les frontières sont brouillées, comme prévu par le grand Stanley. Il insère un niveau de lecture supplémentaire en utilisant comme couple à l’écran un couple à la vie. Et si William et Alice éprouvent leurs liens à travers des aventures fantasmées et révélées, il est difficile de savoir si l’histoire a eu un effet sur Tom et Nicole.

Pourquoi un chef d’oeuvre?

Eyes wide shut

Dès son premier visionnage, Eyes Wide Shut m’a littéralement fasciné, m’enjoignant à le revoir 2 autres fois dans la même semaine. C’est pour moi un film symbolique de l’ère pré-internet. En insistant sur la place centrale du fantasme dans la psyché humaine, il révèle l’importance de la pensée et de l’imagination. Dans un sens, la scène d’orgie préfigure l’apparition d’Internet avec cet étalage de corps accessibles au bout des doigts. Les pérégrinations nocturnes du héros me font penser à cet homme assis dans le noir devant son clavier et surfant sur la toile à l’insu de sa conjointe. Et puis c’est aussi un film de révélations, l’épouse qui étale au grand jour l’existence de ses fantasmes, ce n’est pas anodin et ça fait se poser la question de manière personnelle. A quoi pense-t-elle? A qui pense-t-elle? Suis-je l’unique objet de ses fantasmes? Le questionnement peut être assassin s’il plonge trop loin et trop longtemps. Quant au duo d’acteurs, sa performance me séduit. Tom Cruise confirme les prédispositions entrevues en 1994 dans Entretien avec un vampire pour jouer des rôles plus ambitieux que ceux de bellâtres au sourire bright. Il le confirmera peu de temps après avec son rôle dans Magnolia jusqu’à sa performance irrésistible dans Tonnerre sous les tropiques.

Un film testament?

EWS3

Eyes Wide Shut clôture la carrière éblouissante de Stanley Kubrick. Tant de films, tant de chefs d’oeuvre, c’est pour moi une oeuvre inégalée qui le place tout en haut du panthéon aux côté de Bergman, Fellini et Kurosawa. Voire même un peu au dessus. Savait-il que ce film serait son dernier? Qu’il ne pourrait jamais tourner son Napoléon et que Spielberg porterait à l’écran son A.I.? Film profondément intime et déroutant, Eyes Wide Shut boucle la boucle d’une filmographie qui n’a jamais cessé de tourner autour des impostures du couple. De Shining à Lolita en passant par Barry Lindon, la réalité du couple a souvent fasciné Kubrick. Commet un homme et une femme peuvent-ils cohabiter sans en venir à la hache et au pistolet? C’est aussi ça l’enjeu du cinéma de Kubrick