« Le ravissement » débarque dans les salles de cinéma belges avec une vague de retours extrêmement positifs en France, couronné de nominations à la dernière cérémonie des César. C’est un premier long-métrage bouleversant et indispensable, ce qui nous rend d’autant plus heureux d’avoir pu en discuter avec sa réalisatrice, Iris Kaltenbäck.

Comment est venue l’idée du « Ravissement » ?

Au départ, c’est venu d’un tout petit fait divers écrit en deux phrases dans un journal en ligne qui racontait l’histoire d’une jeune femme qui avait emprunté l’enfant de sa meilleure amie et fait croire à un homme que c’était le sien. Ces deux petites phrases m’ont tout de suite beaucoup interpellée car je me suis dit qu’il y avait une grande histoire d’amitié à raconter et que ce n’était pas rien d’emprunter l’enfant de sa meilleure amie. Ce n’est pas une jeune femme qui emprunte n’importe quel enfant. J’avais l’envie depuis longtemps de raconter une amitié au cinéma et je trouvais aussi très belle l’idée absolument pas manichéenne de cette histoire, c’est-à-dire l’idée d’un mensonge qui va à la fois bouleverser une histoire d’amitié et la mettre en péril tout en donnant potentiellement une histoire d’amour. Il y avait cette idée que le mensonge n’est pas manichéen car un mensonge naît du vrai et c’est ça son problème : quand ça marche, ça crée du vrai et on ne sait pas comment renoncer au mensonge sans détruire le vrai qui en est né. Je me suis un peu emparée de ces deux phrases et, pour le coup, je n’ai pas du tout cherché à coller au fait divers ou à m’en inspirer. J’ai vraiment essayé d’investir ces deux petites phrases, d’avoir un point de vue, d’amener une réflexion personnelle, … Par exemple, l’histoire d’amitié, je sais qu’au moment où ma meilleure amie était tombée enceinte il y a longtemps, à un moment où je n’étais pas du tout dans ces questionnements, ça m’a beaucoup travaillé, ça avait créé un bouleversement dans notre amitié et c’était quelque chose dont personne ne parlait. On parle toujours de l’arrivée d’un enfant dans la vie de couple mais très peu dans une histoire d’amitié. Je me suis donc dit qu’il y avait un sujet là. Et puis, ça questionnait aussi beaucoup de choses sur notre rapport à la famille.

Le premier plan est à mes yeux passionnant : on voit le personnage à partir du bus courir, nous confrontant déjà à la difficulté de l’appréhender.

Déjà, dans le film, il y a une envie de double point de vue, c’est-à-dire à la fois se rapprocher le plus possible de Lydia et en même temps, je voulais vraiment qu’il y ait un point de vue qui se rapproche du mien, que ce personnage est et restera toujours un mystère. Donc je voulais aussi approcher ce personnage par le point de vue qu’il me hante car il m’interroge. Je trouvais très beau d’approcher comme ça le personnage par le point de vue de Milos. Effectivement, le personnage est derrière une vitre donc il est à distance par rapport à nous. Il y avait aussi en même temps cette envie romanesque vu que je suis partie de ce fait divers tout petit comme ça de capter la ville et d’approcher ce personnage en me disant que j’approche Lydia comme j’approcherais n’importe quel personnage dans la ville, comme un destin parmi plein d’autres. J’ai grandi dans Paris et j’ai beaucoup regardé les gens dans cette ville et à chaque fois, je me disais qu’en suivant cette personne ou celle-ci, je suis sûre qu’il y aurait une histoire et un grand film dans cette vie-là. L’envie était donc de suivre différentes personnes avant que le regard de Milos et la caméra s’arrêtent sur Lydia, tout en se disant qu’on aurait pu suivre un autre destin.  

Ça renforce d’autant plus la solitude de ce personnage, de l’enfermer dans cette grande ville.

Tout à fait ! J’avais envie aussi de raconter la solitude urbaine très fortement.

Quelles ont été les discussions avec Hafsia Herzi ?

Quand j’ai pensé à elle avec ma directrice de casting, Youna De Peretti, je la connaissais de « La graine et le mulet » et de son film « Tu mérites un amour » et elle était déjà pour moi une immense actrice. En même temps, je me suis dit qu’il faut que ce rôle soit un défi pour elle car c’est mon premier film et qu’il faut se mettre sur un pied d’égalité. Ce que je trouvais très beau dans le fait de lui proposer le rôle, c’est que je l’avais beaucoup vue dans des rôles de films assez naturalistes et qu’elle était connue pour son espèce de verve, avec une parole très libérée où elle s’exprime énormément de façon très habile. Là, je me suis dit qu’il y avait un rôle qu’elle n’avait pas joué. Lydia est un personnage qui s’enferme dans le silence dans le sens où tout ce qui passe par la parole devient du mensonge et en même temps, il fallait absolument, pour qu’on puisse suivre le personnage sans la condamner, que son incarnation nous raconte quelque chose de vrai dans le mensonge, de sincère. Du coup, tout le travail avec Hafsia était d’être à rebours avec les autres personnages et de chercher comment exprimer finalement qu’elle était dans le mensonge. Ça a été assez génial avec elle car on a fait tout un travail de dentelle. Ce qui était passionnant, c’est que le tournage est devenu une sorte d’enquête sur le personnage et on se questionnait à chaque scène. Je la poussais toujours à prendre des risques, à parfois faire une proposition complètement à rebours de la première idée. Mais en même temps je partais toujours de son premier instinct de jeu qui était excellent avec l’idée de la faire voyager dans la dernière prise de façon complètement libre, ce qui lui permettait de s’approprier toutes les indications à sa façon. Ce qui était intéressant, c’est que la première et la dernière prise ne se ressemblaient jamais car il y avait eu tout un travail pendant ce temps. Aussi, je pense quand même qu’il y a eu une rencontre extraordinaire et difficile à expliquer entre elle et le personnage. Quand je lui ai envoyé le scénario, elle l’a lu en quelques heures et m’a appelé le lendemain, ce qui est très rare. Quand je l’ai eue au téléphone la première fois, j’ai voulu lui donner tout plein d’informations, les objets de mes recherches, et elle m’a assez vite arrêtée et m’a dit qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui explique tout ça, qu’elle comprenait Lydia. Tout de suite, il y a eu une espèce de pacte entre elle et le personnage durant le tournage, comme si elle était possédée, et elle la défendait corps et âme. Même quand on amenait une question de moralité ou de culpabilité, même quand je faisais l’erreur d’avoir un jugement, elle m’arrêtait tout de suite et défendait son personnage, en trouvant tous ses actes tout à fait logiques parce qu’elle était complètement entrée dans sa logique. C’était très beau à voir car elle la défendait et ça a permis de prolonger ce que j’ai souhaité faire à l’écriture, c’est-à-dire ne jamais juger le personnage et juste la faire exister.

Vous parliez du fait que c’était votre premier long-métrage. Quelles sont les choses que vous avez appréhendées et apprises durant le tournage ?

Il y en a eu tellement ! Les appréhensions, c’est un premier film donc on a peur de ne pas réussir à le financer, de ne pas réussir à le faire. Je crois que l’apprentissage essentiel a toujours été d’utiliser les confrontations sur le tournage et de ne jamais baisser les bras car un tournage n’est fait que d’obstacles. L’essentiel, c’est qu’on a eu un désir imaginaire avec le scénario, on a créé des personnages, et d’un coup, on se confronte au réel tous les jours, tout le temps, au réel de la pluie, au réel des embouteillages, … En fait, très vite, j’ai appris que ce réel allait m’aider et n’était pas là pour m’empêcher. Le cinéma, c’est cette rencontre d’un imaginaire et ce qui est incroyable quand on se met à réaliser son film, c’est de se dire qu’au début, on est seule à penser et imaginer ce scénario et, tout d’un coup, on a toute une équipe et tout le monde se met à imaginer avec vous, à croire en cette espèce de rêve un peu fou. En même temps, on est face à un réel qui vous tord le cou tout le temps, vous dit non, vous oblige à faire ceci, … C’est assez magique et il faut trouver comment faire avec car ça va rendre le film meilleur. Ça, j’y crois très fortement. C’est en accueillant ça sans jamais baisser les bras ou renoncer surtout mais en fabriquant avec ça qu’on trouve des idées encore meilleures que celles qu’on avait de façon imaginaire.

En parlant de réel, je pense qu’il faut qu’on parle de ce travail sur la lumière. Il y a un aspect naturaliste irréel, notamment dans le flou lors de la rupture.

Avec Marine Atlan, la directrice de la photographie, on avait une envie très forte de trouver un point de rencontre avec notamment une approche quasi documentaire, comme tout le travail en maternité avec lequel on a commencé. On a tourné dans une vraie maternité avec des femmes qui devaient réellement accoucher donc on a eu une base dans le film, une matière très brute et documentaire. En même temps, je ne voulais pas du tout rentrer dans le côté fait divers avec un aspect ultra naturaliste. Je voulais au contraire qu’il y ait une rencontre entre cette matière brute et en même temps une approche très romanesque. Je me suis donné toutes les libertés à partir de ce fait divers, j’ai inventé tous les personnages. Pour moi, la ville était très romanesque et c’est une autre chose qu’on a voulu filmer de façon documentaire. On plongeait Hafsia dans la ville, on n’avait pas de figurants, on filmait juste. Il y avait un peu partout cette matière brute mais je disais en même temps à Marine que j’avais besoin que ce soit plus impressionniste parce que j’avais besoin de retrouver par l’image certaines sensations que j’avais eues en me promenant dans la ville, que j’avais aussi quand on était en maternité. Je lui parlais beaucoup de mes sensations en fait et je lui disais qu’il fallait qu’on retrouve ça. On s’est beaucoup inspirés de photographies plus impressionnistes avec une envie de couleur assez marquée. Marine a très bien su traduire tout ce que je lui disais, ce qui n’était pas simple car j’essayais d’exprimer avec mes mots alors que je ne suis pas technicienne de la lumière, et elle a su le faire. C’était assez génial, elle est très douée et elle nous a permis de trouver ce point de rencontre entre réel et romanesque, documentaire et quelque chose de moins réel.

Le film vient seulement de sortir en Belgique, il est passé par les César, il est disponible depuis peu en édition physique. Quel regard est-ce que vous portez sur sa carrière ?

C’est un peu inouï ce qui s’est passé sur ce film. Si on m’avait dit tout ça quand j’étais en montage, je n’y aurais jamais cru car c’était un film avec un petit budget, on a failli ne pas le faire. Ça a commencé avec la sélection à la semaine de la critique du festival de Cannes et tout d’un coup, le film a été mis en lumière d’une façon extraordinaire, avec un accueil tout autant extraordinaire. Cela s’est perpétué avec la sortie. Non seulement, cela a été positif, et ce que j’ai trouvé très beau, c’est que les critiques ont permis de faire exister le film, ce qui n’est pas évident pour un premier film. On n’est pas du tout attendus et la façon dont les critiques ont fait de la place pour le film et les mots qu’ils ont eus pour celui-ci ont ramené des gens en salles je pense. Il y a eu aussi une forme de bouche à oreille qui a permis que le film reste longtemps en salle, ce qui n’était pas du tout donné, surtout qu’il est sorti à un moment où tous les gros films de Cannes arrivaient. On ne savait pas du tout ce qui allait se passer. Finalement, il y a eu une espèce de rencontre et j’ai eu des retours d’un public moins cinéphile que les critiques qui étaient extrêmement beaux. Je suis hyper heureuse du succès du film, de tous les prix qu’il a eus, je me suis sentie très honorée et c’était très joyeux. Je ne peux pas rêver mieux pour un premier film. Ça met la pression pour la suite mais c’est génial !

Est-ce qu’il y a une question que vous auriez aimé qu’on vous pose ou un point du film que vous rêveriez d’aborder car personne ne l’a fait ?

On m’a posé beaucoup de questions et c’est vrai que je n’ai pas eu celle sur le plan dans le bus ! Je pense qu’une des choses essentielles, quand je parlais au début du double point de vue, c’était ce point de vue de Milos. On me parle beaucoup du personnage féminin mais dans le film, ce personnage me tenait aussi à cœur car j’avais aussi envie d’aborder en plus de la maternité cette question de l’amour. C’était important pour moi qu’on suive la reconstitution de ce mensonge du point de vue de Lydia mais qu’il y ait aussi cette voix off, qui a été très controversée au moment du financement. J’y tenais car elle me permettait aussi que le personnage masculin ait eu une remise en question et qu’il s’interroge s’il a été complice d’une manière ou d’une autre ainsi que son rôle dans le mensonge. Est-ce qu’il a été une victime du mensonge ou est-ce que celui-ci a apporté quelque chose dans lequel il avait envie de croire ? C’était un point essentiel pour moi et cette idée de l’enquête qu’il mène sur cette femme était aussi très importante.

Merci à Tinne Bral d’Imagine pour l’interview et le matériel visuel.