Je crois que ma tête a explosé.
Une gestation laborieuse
42 ans. C’est le temps qu’il a fallu à Francis Ford Coppola pour mener à bien son projet de fou furieux après en avoir eu l’idée dans la foulée d’Apocalypse Now, une gigantesque fresque de science-fiction conceptuelle centrée sur le temps.
Galères financières, refus des studios, tout jouait contre Coppola.
Même en 2001, alors que les équipes secondaires avaient déjà 36 heures de rushs et que Coppola avait réuni Nicolas Cage, Paul Newman, Robert De Niro, Leonardo DiCaprio, James Gandolfini et Alec Baldwin pour des sessions de lecture, le projet est annulé du jour au lendemain en raison des attentats du 11 septembre. Mais Francis Ford Coppola n’a jamais désespéré.
Après 13 ans (Il y a eu 13 ans entre son dernier film, Twixt, sorti en 2011, et Megalopolis) et des hypothèques sur le dos, il a enfin réalisé son rêve. Je rêvais de le voir, et ça y est, je l’ai fait. Deux fois. Je suis allée le voir au cinéma samedi soir et dimanche matin, le week-end juste avant ma rentrée en école de cinéma.
Un OVNI à nul autre pareil
Une merveille! Même après deux visionnages, je n’en reviens toujours pas de mes yeux! La mise en scène de Coppola brille d’inventivité visuelle! Chaque plan est un tableau!
Visuellement, le film oscille entre expérimental et kitsch. Les greffes numériques sont visibles voire évidentes, mais ça ajoute un cachet au film, de même que l’étalonnage bicolore bleu et rouge, bleu et jaune, bleu et orange, etc (ce que j’appelle empiriquement le duel de couleurs), et l’étalonnage doré rappellent le luxe, la luxure et l’opulence décadente de Rome. Ce sera dégueu et de mauvais goût pour d’aucuns, mais à titre personnel, au contraire, ça fait sens et ça change de la colorimétrie interchangeable des films hollywoodiens et de Netflix.
Les costumes et les décors (malgré des fonds verts prévisibles) sont sublimes! Je veux les mêmes tenues pour ma garde-robe!
Le style de Coppola
Outre les superpositions de fondus enchaînés, on retrouve un gimmicks typique de Coppola qui m’a rappelé Le Parrain, à savoir des doubles scènes qui montent et qui se répondent presque.
Dans Le Parrain, un passage montre le baptême du fils de Michael Corleone, avec interférence d’un passage où les membres des autres grandes familles mafieuses de New York se font tuer, avec une montée en crescendo.
On retrouve exactement la même structure dans une scène de Megalopolis, lors des fiançailles de la journaliste Wow Platinum (Aubrey Plaza) avec l’oncle de Catilina, le riche banquier Hamilton Crassus (Jon Voight), au Madison Square Garden. Faire un résumé complet serait difficile, alors retenez que d’un côté, la soirée dégénère et vire presque à l’émeute en raison d’un scandale propagé par Clodio Pulcher (Shia Labeouf), le cousin de Catilina, et de l’autre, Catilina se défonce et part dans un trip halluciné presque lynchien.
Le TEMPS, éternelle obsession de Coppola
Le maître mot du film est le TEMPS. Tout tourne autour du temps. C’est l’obsession de Catilina: il peut arrêter le temps, ce qui suscite la fascination de Julia Cicéron (Nathalie Emmanuel), la fille de Franklyn Cicéron. Catilina (qui est en fait l’incarnation de la psyché de Coppola) associe l’architecture, qu’il considère comme de la musique figée, à l’art, qui peut arrêter le temps. Les artistes sont les maîtres du temps. C’est un axe qui rend le film tellement passionnant.
La narration du film, en revanche, est complètement désordonnée. La trame narrative principale repose sur le projet d’urbanisme de César Catilina et son opposition à Franklyn Cicéron, avec en conséquence les nombreuses démolitions d’immeubles et la révolte populaire. Les intrigues secondaires concernent l’aversion de Clodio Pulcher pour Catilina, et la rancune de Wow Platinum envers Catilina. Mais en fait, le scénario part dans tous les sens. Les deux intrigues secondaires convergent, par rapport au complot des deux antagonistes contre Crassus, qui est un soutien de Catilina, la casserole judiciaire qui pèse sur Catilina et qui explique sa rivalité avec Cicéron est trop anecdotique, Catilina n’est pas tellement inquiété par la révolte de la classe populaire contre lui, et Nush Berman (Dustin Hoffman) n’est pas assez développé. Pas facile de s’y retrouver dans ce bazar. Un bazar fascinant!
J’ai tout de même de véritables réserves sur deux points (enfin, un et demi, vous comprendrez):
L’histoire et la SF, la communion entre le passé et l’avenir
La toile de fond qui mélange une Amérique quasi futuriste et la Rome antique, c’est une idée ambitieuse que je salue, en revanche ce que Coppola a fait de l’épisode sur la rivalité entre Cicéron et Catilina me déconcerte.
Je connais plutôt bien cet épisode de l’histoire de Rome, l’ayant étudié en cours de latin au lycée. Megalopolis dépeint Catilina comme le héros et Cicéron comme un antagoniste. Pourtant, l’Histoire montrait l’inverse.
La véritable histoire de Cicéron et Catilina
Dans les dernières décennies de la République, deux mouvements politiques s’opposaient: les républicains et les populares.
Sergius Lucius Catilina, affilié au mouvement des populares, était un sénateur qui, après avoir essuyé deux échecs lors de l’élection au consultat, a comploté pour éliminer une partie de l’élite politique romaine et prendre le pouvoir suprême.
Cicéron, à l’époque consul et en fin de mandat mais surtout un des meilleurs orateurs de tous les temps et républicain, déterminé à contrecarrer Catilina, l’a dénoncé publiquement par des discours éloquents, dont un, en particulier (son plus connu), repris dans Megalopolis. Le complot de Catilina a échoué et Cicéron a été nommé Pater Patriae.
Bref, j’ai toujours connu Cicéron comme le gentil, d’autant plus que j’ai beaucoup d‘admiration pour l’orateur qu’il était, et Catilina comme le « méchant ». Dans le film, les rôles sont relativement inversés, même si Cicéron n’est pas le vrai méchant. Je pardonne au film cette liberté artistique dans la mesure où ce n’est pas un film historique ou un documentaire, mais en même temps je grince un peu des dents quand je constate de grosses altérations du matériau d’origine.
Et l’autre bât qui blesse:
Le doublage français, Icovic en roue libre
Je vais m’adresser au distributeur Le Pacte, et aux studios de cinéma français qui distribuent des films indépendants. Ne prenez PLUS JAMAIS Hervé Icovic pour diriger le doublage d’un film. Ou du moins ne lui laissez plus jamais carte blanche!
La VF de Megalopolis est nettement inférieure à la qualité du film en lui-même. Même si on a quelques comédiens habitués au doublage comme Thierry Hancisse, Frédérique Cantrel et Jean-Christophe Dollé, c’était trop demander de prendre les voix françaises habituelles de certains acteurs (Valentin Merlet pour Adam Driver, Thierry Desroses pour Giancarlo Esposito, Alexis Tomassian pour Shia Labeouf, Paul Borne pour Laurence Fishburne et Dominique Collignon-Maurin pour Dustin Hoffman)?? Autant Félicien Juttner fait plutôt bien le taf sur Adam Driver, autant Alex Descas est aux fraises sur Giancarlo Esposito.
Prochaine fois que j’irai voir Megalopolis, ce sera définitivement en VO.
Conclusion
Megalopolis est un grand film, très clivant. Je n’ai aucun mépris pour les critiques négatives, bien au contraire, c’est quand le film divise qu’il rentre dans l’histoire, et j’ai la certitude qu’il sera réévalué et considéré avec les années comme un film culte. Le temps fera son œuvre, et seuls les artistes ont la capacité de manipuler le temps.
À la fois un blockbuster et un film punk expérimental, un film d’auteur indépendant et une grosse prod, Megalopolis est unique, un gigantesque doigt d’honneur à Hollywood! Il est ex-æquo avec The Outrun comme mon film préféré de 2024!
Synopsis
César Catilina (Adam Driver), architecte idéaliste et rêveur à la tête de la commission d’urbanisme de New Rome, une métropole en train de sombrer dans la décadence et le déclin, se heurte au maire conservateur et partisan du status quo Franklyn Cicéron (Giancarlo Esposito) au sujet de son projet Megalopolis, une nouvelle cité utopique constituée entièrement de mégalon, un matériau omnipotent.