Venu à Gand pour présenter son nouveau long-métrage, « Grand Tour », Miguel Gomes dégage quelque chose d’impressionnant et à priori froid. La rencontre qui s’est ensuivie ici montre le contraire, le metteur en scène étant aussi verbal que sympathique, notamment quand il s’agit d’aborder ici un film aussi riche, ce qui n’est pas étonnant vu qu’il a été récompensé du prix de la Mise en Scène au dernier festival de Cannes.

D’où est venue l’envie de tourner « Grand tour » ?

Cela m’est apparu quand je lisais le livre d’un auteur anglais. Ce n’était pas une histoire mais un livre sur ses voyages dans le sud-est de l’Asie dans les années 20. Il s’appelait Sommerset Maugham et il décrivait dans cet ouvrage, « A gentleman in the parlor », les choses qu’on raconte habituellement dans ce genre de littérature : les endroits à voir, les villes, les jungles, les marchés, différents endroits, … Parfois, il parlait aussi de personnes. Ainsi, il a raconté sur deux pages comment il a rencontré un homme en Birmanie qui travaillait pour l’administration britannique vu que c’était à l’époque une colonie anglaise et l’histoire de son mariage. Il était dans un mariage très heureux mais ce fut dur au début car il était fiancé à une londonienne qui l’a attendu pendant plusieurs années et quand elle est enfin venue l’épouser, il s’est dirigé vers le port pour l’attendre avant de paniquer quand le bateau est arrivé. Il lui a laissé une note expliquant qu’il devait repartir pour des raisons professionnelles et s’est dirigé vers Singapour. Mais une fois arrivé à l’hôtel, il y avait déjà une note de sa part pour lui dire « Ne t’en fais pas mon chéri, j’arrive dans quelques heures ». Il a paniqué à nouveau, a pris un train et est parti de nouveau. Ils ont ainsi passé plusieurs mois à faire cela. Dans le livre, elle est parvenue à le rattraper et ils se sont mariés joyeusement en Inde. Je pense que l’histoire de ces deux pages ne s’est pas réellement déroulée ni que ces personnes ont existé. Je crois plutôt que c’est une blague sur les hommes et les femmes, les premiers étant vraiment lâches et les secondes très têtues. Ce fut le point de départ de la création du film.

J’ai entendu que le processus de création du film a dû changer suite au Covid19. Pourriez-vous nous raconter cela plus en détails ?

En effet ! Avant d’écrire le script du film en développant les deux pages de ce livre de Sommerset, nous voulions faire le même itinéraire que les personnages. Nous n’avions pas encore l’histoire ni les scènes mais nous avions une idée du trajet à faire en partant de l’ouvrage. C’était un itinéraire qui correspondait aux voyages classiques au début du vingtième siècle et qui s’appelait « le Grand Tour d’Asie ». Nous avons démarré par des points à l’ouest de l’Empire Britannique, l’Inde et la Birmanie, et ça allait jusqu’en Chine. Nous avons pensé que nous devions faire notre Grand Tour en prenant des archives de ce voyage et que nous allions travailler avec cette matière pour concevoir notre film. L’histoire se déroulait en 1918 mais nous voulions avoir des moments où les personnages sont dans le studio, en train de prétendre qu’ils étaient dans des pays asiatiques avec des décors très artificiels que le cinéma pensait correspondre avec ce décor, cette illusion que le cinéma peut créer. Au début du cinéma, il y avait beaucoup de films qui parlaient de pays asiatiques à l’époque, les plus connus étant ceux avec Marlène Dietrich et Josef Von Sternberg. Nous voulions utiliser ceci mais également voir à quoi ressemblent ces régions dans le monde réel. Tout a donc commencé par ce voyage par nous-mêmes, en filmant pendant notre trajet. Nous étions en 2020 donc en février, on tournait au Japon pour aller filmer en Chine quand on nous a interdit d’entrer dans le pays suite au début de la pandémie. On a donc tout tourné de là où nous étions alors que nous voulions capter 7 pays, 6 qui étaient déjà filmés et le dernier étant la Chine. C’était impossible d’y pénétrer suite au Covid donc on a repoussé cette partie du tournage. À ce moment-là, personne ne savait que ça allait durer si longtemps alors on a attendu, attendu, … Et puis, deux ans après, on s’est remis à tourner mais dans les limites du possible. La Chine avait cette politique restrictive de « Covid Zero » qui était proche de la fermeture totale des frontières et l’impossibilité d’y rentrer pour toute personne extérieure. J’ai donc pris une décision radicale : on allait tourner à partir de Lisbonne avec toute l’équipe et on allait chercher comment avoir un flux d’images en direct pour pouvoir contrôler la mise en scène à distance. J’avais donc un assistant réalisateur au téléphone en Chine qui me donnait une idée de l’espace disponible ainsi qu’un moniteur qui me montrait les images que nous enregistrions afin de pouvoir dire où placer la caméra et comment la déplacer ainsi je pouvais réaliser comme si j’étais présent. On est allés dans un night-club où se trouvaient quelques personnes, je pouvais demander en même temps qu’à mon chef opérateur à Lisbonne comment suivre la caméra, en demandant notamment de suivre ce couple qui danse. C’était une manière étrange de réaliser car j’étais à bien des kilomètres de l’endroit dans une zone temporelle différente -il faisait nuit chez moi quand il faisait jour chez eux- mais ça a fonctionné. J’avais des appréhensions sur le fait que cette technique marche mais ce fut le cas.

Pour revenir à la narration, comment est venue cette scission de l’histoire avec une première moitié sur Edward et la seconde sur Molly ?

Dans le livre, ils ne racontent cette histoire que par le « vrai » Edward. Donc le personnage de Molly (qui a un nom différent car on a effectué plusieurs changements) n’apparaissait qu’à la toute fin pour dire « on va se marier ». Mais je me suis dit que ce serait intéressant de changer le film à son milieu et de revenir sur son point de vue. C’est intéressant d’avoir deux points de vue différents de personnages opposés car Edward est très introverti alors qu’elle est très extravertie. On a deux approches complètement différentes de la façon d’interagir avec le monde. Pourquoi la première et la deuxième partie ? Parce que je trouvais ça intéressant que le spectateur en sache moins que le personnage dans la première moitié. Quand on le voit fuir, on n’a aucune image d’elle, il en sait plus que le spectateur. Quand on revient à Molly, elle apparait et on en sait plus qu’elle car on a vu tout ce qu’Edward a fait par lui-même. Donc cela change totalement la position du spectateur d’en savoir plus ou moins que les personnages. Elle est très naïve et ne veut pas croire en toutes ces preuves que son fiancé s’est enfui. Elle se bat donc contre cela alors qu’on le sait. Il y a des réalisateurs passionnants comme Hitchcock qui exploraient constamment cela et changeaient régulièrement le point de vue des spectateurs. On savait qu’il y avait une bombe en dessous de la table, ce dont les personnages étaient ignorants. Parfois, les personnages parlaient de choses qu’on n’avait jamais entendues auparavant donc on essayait de comprendre ce qu’il se passait. Je pense que le cinéma actuel explore moins ces possibilités de changer la perception de son public.

Est-ce qu’on peut discuter un peu plus de cette balance d’énergie au sein du film entre fiction et réel, Edward et Molly, etc. ?

Ce que je trouvais intéressant, c’est qu’on ne travaillait pas toujours de manière continue mais parfois avec des éléments opposés. Le monde réel et le monde fabriqué du cinéma avec ce côté très artificiel sont des points d’extrémité des possibilités du cinéma : filmer la réalité, ce qu’il se passe, et en même temps recréer le monde en studio. On a ça tout le temps parce qu’on a aussi deux temporalités différentes dans le film, ce rapport à l’homme et à la femme, … Toutes ces oppositions créent une divergence constante mais le film tente de développer une continuité, très artificielle, entre les temporalités, les différentes images entre réalité et studio, ce qui crée des conditions pour le spectateur de juste suivre le cours du film. Parfois, cela rend la réalité du film et ce qu’on y expérimente un peu comme un rêve, quelque chose qui n’est pas réel mais qu’on peut rendre réel par le cinéma. Parfois, je pense que c’est regrettable que le cinéma n’aille pas plus dans cette direction. On a beaucoup de films de fantasy mais qui sont un peu dans leurs bulles et ne se connectent qu’à eux-mêmes, comme ces films de super-héros qui restent entre eux et ne vont nulle part. De l’autre côté, on a ces films plus réalistes comme certains titres sociaux ou dramatiques, des films conçus de manière très naturaliste qui m’ennuient parfois car ils font bien trop d’efforts pour faire croire qu’ils montrent la réalité. Ce sont des conneries : on ne voit pas la réalité mais un film. C’est donc bien d’avoir des films qui ressemblent à des films, qui ne sont pas la vraie vie mais autre chose, avec une beauté différente. Ils peuvent exister avec toute cette étrangeté et cette artificialité mais ils peuvent aussi nous apporter l’opportunité de se connecter à notre vie, aux autres ainsi qu’au monde. C’est en tout cas ce que je voulais faire.

Y a-t-il une question sur ce film que vous auriez voulu creuser un peu plus ?

C’est trop difficile. Je n’ai pas d’envie de question concrète. Je réponds à des choses que les gens me demandent. On m’a déjà posé pas mal de questions pour que j’arrive à me dire que j’aurais réellement espéré mais… (petit silence) Personne ne me demande, et je crois que c’est parce qu’ils n’ont pas le courage de me le demander, si Molly et Edward se retrouvent finalement à la fin. La réponse est « Je ne sais pas ».

Justement, le dernier plan part dans cette direction totalement fictionnelle donc on a envie de demander et d’y croire en même temps.

Le cinéma, c’est ça. Dans ce film, il y a Molly et Edward et on peut avoir un rapport avec eux, partager ce qu’ils vivent, et en même temps, il y a beaucoup de marionnettes dans l’histoire. Pour moi, le cinéma est une forme un peu complexe de ça, dans un aspect primitif. Mais Edward et Molly sont des marionnettes du cinéma avec tout l’amour que je peux porter pour eux. Ce n’est pas parce que je pense qu’ils ne sont pas intéressants. Les marionnettes sont très intéressantes. À la fin du film… On ne va pas tout raconter ! (rires) Mais c’est une espèce de miracle qu’on a, qui n’est possible que dans le monde du cinéma comme dans le monde des marionnettes. Les créatures du spectacle peuvent mourir et renaître 100 fois par jour. C’est sa force et sa limite aussi.

Ça renvoie à vos différents plans de marionnettes ou même cette petite grande roue au début qui renvoie à un cycle d’histoires.

Après, on peut enlever ce qu’on veut de chaque film. Ce n’est pas par hasard d’avoir cela comme premier moment du film. Cette roue bouge à cause des corps de fonctionnaires qui travaillent là-bas : ils se pendent et avec le poids, cela fait tourner la roue. Oui, on peut voir ça comme quelque chose qui se met à bouger dans les films, un mécanisme qui tourne, tourne et tourne. C’est la grande chasse de Molly, la grande fuite d’Edward et qu’on pourrait continuer de faire jusqu’à la mort, dépasser l’Asie, passer à d’autres continents. Ce serait possible et même beau je crois. En vérité, on a choisi de tourner certains éléments pendant notre voyage car on était vraiment étonnés par ce qu’on voyait. On regardait un YouTube minable d’une grande roue, filmée par quelqu’un avec son portable en Birmanie et on se disait que c’était incroyable. C’était ça notre critère pour choisir quoi filmer, indépendamment d’Edward, de Molly et du récit. On voulait regagner quelque chose qui me semble un peu perdu : cette possibilité de nous étonner en regardant le monde. Aujourd’hui, le monde est très petit car on a des images partout. On a la sensation d’avoir tout vu. On a donc fait un effort pour montrer que c’était encore possible qu’on s’étonne.

Merci à Tinne Bral d’Imagine et au FilmFestGent pour cet entretien.