Réalisateur du film d’ouverture du festival Millenium, « The art of losing », Sébastian Saam a accepté de discuter avec nous. De quoi l’interroger sur ce qui l’a poussé à faire ce documentaire passionnant et recentré sur Andrès Godoy, musicien chilien se distinguant par sa maîtrise de la guitare malgré son bras en moins, et son rapport à Bruxelles.

D’où est venue l’idée du film ?

Elle est venue d’un ami chilien qui vit à Berlin et était élève de mon protagoniste. Il avait une école de musique entre 1990 et 2005 environ et ce même Mauricio, ce chilien marié avec une berlinoise, m’a parlé de lui en me disant que je devais absolument faire un documentaire à son sujet vu qu’il faisait de la guitare avec un bras. Je dois dire qu’au début, je n’étais pas trop emballé car ça avait l’air un peu cliché, on voit beaucoup d’artistes et de sportifs parvenir à accomplir des choses extraordinaires malgré leur handicap. Je me suis dit que je n’étais pas très convaincu. Mais quand je l’ai rencontré à Berlin et que je l’ai vu jouer en live, j’étais vraiment fasciné. Du coup, on a essayé de faire un film ensemble en 2014. Et là, dix ans plus tard, on est à Bruxelles en ouvrant le Millenium Festival, ce qui est dingue.

Comment s’est passée la rencontre avec Andrès ?

On s’est rencontrés à Berlin et je lui ai parlé de peut-être essayer de faire un documentaire. Il m’a raconté qu’il avait déjà eu de multiples offres au Chili pour faire un documentaire sur sa vie mais qu’il a toujours refusé car il n’était pas sûr et qu’il avait peur qu’on fasse ce qu’il appelle un « Circo Barratto », un cirque bon marché en fait de sa vie, de son handicap et de sa manière de jouer de la guitare. Il avait peur de faire un documentaire au Chili donc il était beaucoup plus ouvert dans mon cas. Très vite, on a développé une démarche commune, comment faire ce film-là. Cette démarche, c’était qu’on ne voulait pas faire de Circo Barratto mais montrer la complexité du sujet du handicap et ne pas le réduire à son bras qui manque. C’était ça la première rencontre avant qu’il ne reparte au Chili. Il y a réfléchi un mois avant de me recontacter en me disant qu’il en avait parlé avec sa femme et ses enfants et qu’il voulait se lancer avec moi.

Il y a quand même cette scène où l’on parle de la perte de son bras. Comment parler de cet aspect en évitant le côté Circo Barratto ?

En fait, cette scène, elle polarise vachement les gens. Il y en a qui l’aiment, d’autres qui la détestent. On a juste lu le livre d’Andrès sur sa vie et sur sa technique et il décrivait son accident de la même manière qu’on le fait dans le film. On voulait aller au moulin où s’est passé l’accident mais on n’y a pas eu accès car le monsieur qui habite dans ce lieu ne nous a pas donné l’autorisation vu que la télévision chilienne y venait déjà et qu’il en avait marre des médias qui débarquent pour filmer dans sa maison. On a donc fait cette scène à l’extérieur, dans les Andes, près de Santiago, en utilisant juste les mots d’Andrès même, ce qui nous a évité de tomber dans ce piège de juste raconter une histoire triste et qui fait pleurer les gens. Je ne sais pas si on a réussi, comme je te l’ai dit, cette scène polarise mais c’est juste une mise en scène de ce qu’Andrès même a écrit.

Le film aborde quand même le passé du pays par le biais d’Andrès. Quelle était l’importance d’avoir ce contexte de fond ?

Quand j’ai parlé pour la première fois avec son frère, qui a beaucoup d’apparitions dans le film, il m’a parlé tout de suite de la dictature et qu’ils étaient sur une liste pour se faire fusiller. Heureusement, leur maman connaissait quelqu’un et grâce à elle, ils ont survécu. Ça m’a beaucoup choqué. Là où ils vivent, à San Antonio, il y a la mer Pacifique mais aussi un fleuve où on a jeté des centaines de gens durant le coup d’état. C’est tellement visible dans tous les coins du pays. On a parlé une fois avec un ancien voisin et tout de suite, il a parlé des tortures qu’il a subies. C’est tellement partout, encore plus pour un homme qui est né en 1953 et avait donc 20 ans quand Pinochet est arrivé au pouvoir, c’était vite clair pour moi qu’il fallait parler de cela. En plus, ils ont été des clandestins à un moment donné, ils étaient obligés de se cacher de l’état. Andrès est allé vivre au sud du pays pour se cacher avant de partir en Argentine. À ce niveau, c’était très clair pour moi qu’il fallait intégrer de la politique dans le film, surtout avec un artiste aussi politisé. Pendant un certain temps, on ne savait pas comment aborder ce sujet aussi vaste, surtout à l’échelle du pays. On a quand même essayé de la manière qu’on peut voir dans le film.

Quel est ton regard sur la portée politique de l’image documentaire ?

Hier, j’ai vu au festival un documentaire qui se déroulait au Venezuela, un pays marqué par la pauvreté, la violence. Ce documentaire montre brutalement la réalité des gens habitant dans un ghetto à Maracaibo sans rien. Les enfants ne mangent pas car il n’y a rien à manger et ils meurent nés. Il n’y a pas de nourriture, d’eau potable, rien. C’est un documentaire ultra brutal mais je pense que chaque personne qui soutient la dictature au Venezuela et regarde ce film peut changer d’avis. La portée, elle est limitée pour répondre à la question, très limitée. Je connais des gens qui font des documentaires et de l’art en Russie qui sont brutalement supprimés et ont quitté leur pays car c’est trop dur d’y vivre. La portée de l’art et du documentaire est très limitée mais il y a des possibilités très personnelles qui peuvent tout changer. Ce film au Venezuela a la possibilité de changer l’avis de plein de gens par rapport à ce sujet. Notre film aussi je pense. On n’a pas déjà une distribution énorme, on est un petit film que personne ne connaît mais tous ceux qui l’ont vu se sont dit très touchés. Je reçois souvent des commentaires de gens qui ont eu une nouvelle vision du handicap et de leurs problèmes personnels. La portée a quand même des limites.

Le film a fait l’ouverture du festival Millenium. Quel sentiment cela t’a procuré, aussi bien ta venue au festival que d’en faire l’ouverture ?

La dernière fois que je suis venu ici, c’était en 2012 en tant que journaliste d’Euronews. On a fait un reportage sur un film qui parlait de l’union européenne et de la corruption en son sein, un film hyper intéressant. Déjà à l’époque, je me suis dit que ce festival avait un grand public très intéressé dans une ville très culturelle et je trouvais cela cool. Là, douze ans plus tard, j’arrive en tant que réalisateur et, comme je t’avais dit, c’est un très petit film avec un très petit budget et qui n’a pas fait beaucoup de festivals pour le moment. Tous les grands festivals ont refusé de le projeter pour des raisons multiples. Là, je savais que le screening qu’on allait faire à Bruxelles serait le plus grand et c’est un très bon sentiment, ainsi qu’une très grande satisfaction de voir le film dans un cinéma très grand. Oliver Stone a ouvert pour nous, ce qui était génial. Les gens ont beaucoup aimé le film et c’est une belle opportunité donc je suis très reconnaissant.

Y a-t-il un point du film sur lequel tu as envie de revenir en particulier ?

Ce qui m’étonne, c’est qu’on a mis à la fin du film une scène de la révolte au Chili en 2019 et je suis sûr que la moitié des gens ne se rappelle même pas de cet événement car peu après, on a eu le Covid. Les gens semblent avoir oublié ça mais pour tout le Chili, c’est un événement extrêmement important. Et à chaque fois qu’on projette le film, personne ne pose de questions donc ça m’étonne un peu. Une fois, j’ai même demandé au public s’ils avaient vraiment compris cette scène et les réactions étaient positives (rires). Je pense avoir sous-estimé le public sur ce point mais à chaque fois que je le vois, je pense que c’est une scène très importante et je pense qu’on a eu de la chance que le film ait mis du temps à se finir pour des raisons multiples parce qu’en 2019, j’avais la chance d’être au Chili pour filmer les protestations en tant que journaliste. Ça nous a permis de filmer encore une fois avec Godoy. Avec ce reportage, on a eu les moyens financiers pour se payer un voyage normalement très cher. C’est cette scène à laquelle je pense à chaque fois que je vois le film et je me sens chanceux de l’avoir.

Merci au festival Millenium pour cet entretien.