Dès le lancement du film, Annette annonce la couleur : nous sommes dans un monde de spectacle, dans une prestation artistique totale. Tout le long-métrage va d’ailleurs renvoyer l’ego de leurs protagonistes à l’art, à ce qu’ils abandonnent d’eux-mêmes pour celui-ci. Le tiraillement qui se crée est toujours fort, chargé de doutes qui vont justement nourrir le propos acide du film. L’art détruit autant qu’il construit et sa transformation par objectif d’estime (qu’il soit personnel ou économique) ne peut mener qu’à l’annihilation. Alors que cette comédie musicale amène la relation entre ses deux personnages principaux Henry MacHenry et Ann Defrasnoux, on croit les bases posées. Ce sont deux artistes à leur manière et leur amour est physique, passe par un sentimentalisme qui se noie dans les déclarations perpétuelles. On peut croire un moment à une simple romance qui sera brisée par leur rapport à leur art respectif mais également à leur toxicité, surtout Henry. Il ne faut que peu de temps pour appréhender son besoin de la scène, de créer la polémique par son humour acide.

Une première apparition

Et là, dans ce que l’on croit être un simple duo, s’insère un personnage. Il se décrit rapidement comme l’accompagnateur d’Ann. Directement, on sent l’évacuation d’identité pour le bien de l’art et de l’ambition. Il ne donne pas de nom mais déclare rapidement son statut de chef d’orchestre, son ambition par ce travail qui n’est qu’une simple étape dans sa carrière. Il ne semble pas y avoir d’entre-deux dans la volonté de se construire dans l’art : soit on montre son ego avec absolu soit on l’efface en espérant pouvoir accomplir ce que l’on rêve. Cette introduction est simple, plutôt courte et s’évacue facilement vers la prestation d’Ann. Mais déjà là, alors que l’instant doit être à elle, Henry ressurgit par le montage, comme s’il s’accaparait déjà son temps de prestation (car le film n’est qu’une représentation de diverses prestations). Même quand il se diminue tout en se laissant à témoigner son rêve, l’accompagnateur ne peut permettre à Anne d’être protégée d’Henry. C’est cela qui causera la perte d’Anne, dans une scène où la fureur d’une mer irréelle fera disparaître Anne dans les flots.

Le retour après la perte

Il faudra attendre quasiment 50 minutes pour que l’accompagnateur ressurgisse dans le récit, un laps de temps visible par l’apparition d’une barbe mais également la verbalisation d’un temps du film, différent d’un temps de la diégése où l’on n’a pu assister à l’évolution du personnage. Celui-ci n’est en effet plus accompagnateur apparaissant dans le plan à la suite d’un orchestre mais à la tête même de la musique. Le plan le capte lui, dans une légère contreplongée qui le place en pleine maîtrise. Il dirige maintenant, conduit la musique et prend l’écran. Lentement, la caméra se met à tourner autour du personnage, dans un mouvement quasi parallèle à son introduction. Ici, ses paroles ne sont plus soumises à la tonalité d’un piano, il est en plein contrôle. Ses gestes sont lents, assurés et il dirige vers un orchestre laissé en premier temps hors du champ. L’ego a pris place, comme il le souligne lui-même quand il se décrit. Pourtant, aucune joie ne se lit dans ses yeux. Très vite, quand il parle de fierté, ce n’est pas la sienne qu’il exprime mais celle qu’Anne aurait exprimé. Elle est toujours fantôme de son esprit et la tristesse ressentie est au sein de la séquence. Alors qu’il exprime une nouvelle fois ses sentiments, il s’excuse et là, la caméra se met à tourner plus rapidement, révélant l’orchestre. La sensation de contrôle n’est qu’artificielle, c’est encore l’art, ici musical, qui dirige. Quand bien même le chef d’orchestre tente d’exprimer ses inquiétudes, il s’oblige encore à s’arrêter et relance le mouvement de caméra, plus rapide encore. C’est une nouvelle fois le sacrifice qui parle, celui de l’être qui est encore emporté par ses sentiments mais ne peut pouvoir les exprimer autrement qu’en dehors de sa diégèse. Quand il reprend la parole la troisième fois, la caméra ne cadre plus que son visage, étouffant le protagoniste dans ses propres émotions. L’amertume et la nostalgie sont dans son cœur mais une nouvelle fois, alors qu’il exprime la douleur de sa perte, il se retrouve de nouveau emporté par la caméra et la mise en scène. Quand la sincérité se veut être filmée, elle est remise à l’ordre de la prestation, de l’artificialité ambiante. Le long-métrage de Leos Carax joue justement de cela visuellement mais c’est ici qu’il atteint son point d’orgue.

Fausse ascension et vraie chute

Alors que le protagoniste secondaire devient primaire, cette ascension ne peut se faire sans le sacrifice des émotions. En acceptant Henry dans sa démarche de suivre Annette et sa musique, c’est une forme de perte qu’il s’oblige à avoir malgré ses inquiétudes. L’être ne peut plus être humain mais qu’une façade, comme celle en bois de Bébé Annette, instrumentalisée même visuellement jusqu’à ce que la fin du film lui permette d’être humaine à part entière. C’est ainsi cette scène qui cristallise ce propos, cette mort du soi pour celle d’un art qui détruit, où la musique et la caméra l’emporte sur l’expression. Créer, c’est se dévouer, quitte à perdre le contrôle du tempo ou tout simplement s’y astreindre. Cette scène, en un mouvement continu, symbolise bien ce dévouement jusqu’à la moelle, cette autre forme de toxicité qui veut que la performance détruise l’individu sous le prétexte de l’art. Et tout cela en suivant un accompagnateur devenant chef d’orchestre, un artiste qui pense avoir atteint son sommet mais ne peut se diriger que vers sa fin…