Thriller captant la fascination morbide pour les tueurs en série et la déshumanisation qui peut en découler, « Les chambres rouges » fait partie de ces films à découvrir sur grand écran en ce début d’année pour mieux profiter de son malaise ambiant. Nous avons eu l’occasion d’en discuter avec le réalisateur Pascal Plante et l’actrice Juliette Gariépy, deux des réussites principales de ce film particulièrement sombre.

D’où est partie l’idée du film ?

Pascal Plante : L’idée a plusieurs années et prédate le moment où je me suis vraiment mis à écrire le film. C’est venu complètement avec la productrice du film, Dominique Dussault, mais la porte d’entrée était ces femmes obsédées par ces histoires. Je suis assez cinéphile, j’ai déjà vu des films de tueurs en série et ce sont surtout des enquêtes policières ou des portraits de génies du mal. Je trouvais qu’il manquait un troisième point à cette pyramide, c’est tout cet écosystème qui s’abreuve et est fasciné par cette figure des tueurs en série eux-mêmes. De fil en aiguille, j’ai trouvé des blogs et des groupes Facebook, ce n’est même pas caché. Tous les tueurs ont leurs fanpage qu’on peut aimer et suivre ! (rires) C’est fou non ? Donc on a rôdé dans ces sujets-là mais sans juger. J’aime les sujets où les gens sont prompts à juger les personnes impliquées comme des fous mais le cinéma peut parfois amener de l’empathie entre les spectateurs et les personnages. On a une problématique qui devient alors quelque chose de plus large. Rapidement, l’idée de ce protagoniste qui est une groupie a été la porte d’entrée pour tout ce récit et c’est devenu assez clair que je voulais raconter de la construction sociale autour de cette histoire, de ce qui crée des fans : la couverture médiatique, les surnoms des tueurs, les procès grandiloquents, … Tout ça s’est amalgamé dans le film qui est devenu « Les chambres rouges ». Même les red rooms, les crimes interactifs, sont arrivés un peu plus tard. Il fallait cette nécessité que la groupie en question puisse communiquer avec le tueur donc on avait cette notion de crime interactif avec ces fans derrière le clavier qui consomment ce mal. C’est venu de cette nécessité de rendre le personnage plus actif et participatif au sein du scénario.

Quel a été votre travail dans l’interprétation de Kelly-Anne ? Car, pour être tout à fait honnête, vous m’avez fait un peu peur…

Juliette Gariépy : *éclate de rire*

Plus sérieusement, vous parvenez à dégager une froideur apparente en opposition à ce besoin de connexion et d’empathie.

J.G. : Oui, c’est un personnage très hermétique à approcher. Il y a des informations, des indices comme un puzzle, mais il n’y a pas de grande vérité par rapport à mon personnage qui permet de dire « Voici qui elle est », ni cette idée de causalité et de conséquences. On a fait exprès de ne pas aller là-dedans, de donner une explication sur son comportement. On est plutôt restés dans son présent. Ce qui m’a aidé à la percevoir, c’est de l’imaginer comme quelqu’un de plus grand que nature, comme une créature qui a besoin d’agir pour une mission et qui n’a pas besoin comme nous d’avoir des amis, sentir qu’elle est aimée, … Elle semble n’être là que pour cette mission et c’était intéressant de la voir, d’un point de vue mythique, comme une super-héroïne ou comme un spectre. On a aussi beaucoup parlé du thème de la sorcière qui aurait des capacités un peu magiques associées à des hommes comme son rapport technologique avec les côtés plus secrets du web, ses techniques de manipulation ou son rapport à la cryptomonnaie. Il y a aussi ce côté plus simplement d’être dans son corps, être autonome, … Tout ça, ce sont des choses qui sont plus associées aux hommes. Dans un sens, le thème du « super-héros » m’a aidé car elle n’est pas dans la séduction de l’autre. Elle habite dans sa grande tour, toute seule avec son assistante vocale…

P.P. : … qui est un peu son amie, l’amie de quelqu’un qui ne peut pas en avoir.

J.G. : C’est ça ! Et donc, je trouvais ça un peu fascinant de confronter cet aspect sorcellerie, magique. C’est quelque chose qui m’a beaucoup aidé, même si je suis très loin de Kelly-Anne, pour apprendre à bouger comme elle. D’autres choses m’ont aidé comme apprendre à jouer au squash, le sport qu’elle joue, car c’est comme une bagarre avec soi-même, une forme de cycle infini où on se retrouve en compétition avec soi-même. Il y a quelque chose de mathématique avec cette forme de cube et que chaque mouvement est calculé, on n’a pas rien pour rien. Tout ça, c’est un peu une grande métaphore sur son fonctionnement et ça m’a aidé à apprendre à être présente dans ce corps et à rendre chaque millimètre, chaque mouvement, super important.

Cela rend la comparaison avec Clémentine plus forte par son côté émotif plus assumé. De quelle façon avez-vous travaillé avec Laurie Babin à ce sujet ?

P.P. : Le film aurait bien pu exister sans elle, en restant dans la tête d’une sociopathe de service qui fait ses trucs. Mais comme la porte d’entrée de tout ce que je voulais faire ou dire avec ce film était un phénomène social complexe, ce qui rend les gens obsédés par les tueurs, cela me tenait à cœur d’avoir deux personnages qui sont tellement diamétralement opposés que cela ouvre un spectre entre Kelly-Anne dans un extrême et Clémentine dans l’autre. Kelly-Anne est dans la froideur et on se retrouve presque forcé de s’attacher à Clémentine en tant que spectateur car c’est la seule qui agit presque comme une humaine : elle est égarée, confuse, un peu à côté de la plaque. Au début, elle peut nous énerver et je pense que c’est quelqu’un à qui on n’accorderait pas vraiment d’attention dans la vraie vie. On est fort parfois pour museler quelqu’un et dire qu’on ne veut pas l’entendre. Mais le film nous force à comprendre ce personnage, on se réchauffe de manière forcée avec elle, on a presque envie de lui donner un câlin à un moment du film. Il y a une raison toute simple pour cet attachement, c’est qu’elle est honnête par rapport à ses émotions. Elle a des émotions, les vit pleinement et, même si elle est mélangée, elle est authentique par rapport à ce qu’elle vit. Lorsqu’elle quitte le récit, l’ambiance est doublement plus menaçante car on se retrouve confronté à une extrême froideur clinique, le côté plus dark et difficile du film. Elle nous apportait un peu d’air donc quand elle part, on se retrouve siphonné. Pour l’anecdote, ça a été très dur de trouver une comédienne pour jouer Clémentine. Autant avec Juliette, c’était son premier grand rôle au cinéma mais j’avais vu son travail dans des courts-métrages et des web séries. Je n’écris pas avec des gens précis en tête. J’aime le casting mais Juliette a été la première à auditionner et ça a fonctionné directement d’entrée de jeu. Pour Clémentine, c’était très difficile de jouer sur la bonne note car ça ne fonctionne pas si on joue trop l’aspect conspirationniste, le côté hurluberlu. Il fallait trouver une fine ligne d’humanité que Laurie a trouvée. Je les ai ensuite testées ensemble pour les voir interagir et j’aimais bien ce que je voyais.

J.G. : Avec Laurie, on est dans deux polarités différentes mais on s’est aidées ensemble dans nos recherches. C’est drôle car Laurie est proche du public en posant les questions que l’on a sur mon personnage. Ce qui m’a intéressé dans notre dynamique, c’est que mon personnage est fasciné par toute cette violence mais aussi de voir d’autres personnes comme Laurie expérimenter cette violence.

P.P. : Des personnes qui ont de vraies émotions.

J.G. : Oui, c’est ça !

P.P. : Kelly-Anne a l’air d’étudier les gens, elle étudie la mère de la victime, elle étudie Clémentine, comme pour comprendre comment des humains normaux agissent. Il y a quelque chose de presque extraterrestre dans sa volonté de comprendre.

J.G. : C’est riche car on a des relations dans notre vie où on est en fascination avec les gens, on veut voir ce qui va se passer et on les amène avec nous dans des histoires. Dans notre film, Kelly-Anne amène Clémentine dans son monde mais est-ce que c’est une grande expérimentation pour savoir ce que cela fait d’être en vie ? Il y a quelque chose d’intéressant là-dedans dans ce que cela prolonge de voyeurisme, ici avec son humanité.

Pour la partie voyeuriste, on a ces longs plans dans les scènes de procès qui amènent une forme de fascination sur l’affaire. Comment a été travaillée cette mise en scène pour conserver cette maîtrise formelle de l’événement et de notre implication dans celui-ci ?

P.P. : Il y a un point de départ technique à cette réponse : la salle d’audience est en fait dans un studio. Elle est très inspirée des salles du palais de justice de Montréal qui, même esthétiquement, sont assez différentes de ce que les films de procès montrent, que ce soit les old school ou les contemporains -comme plusieurs films français très bons sortis cette année. Le procès devient presque une arène baroque avec des boiseries et des grands plafonds. Mais à Montréal, on est dans un building avec des cubes, des carrés, des traits un peu trop éclairés et cliniques. On a accentué cela en studio. La cage de verre est ainsi plus épurée que dans la vraie vie. Ce faisant, comme c’était un décor en studio, on avait des murs amovibles. Cela a permis les plans séquences avec des grues télescopiques. D’un point de vue technique, ce sont des machines immenses qu’on ne peut amener dans des lieux de procès, du moins pas au palais de justice de Montréal. Mais l’idée plus philosophique derrière était que, vu que c’est un lieu très récurrent, je voulais que chaque phase dynamise l’espace d’une nouvelle façon. Dans le film, on est collé dans la tête de Kelly-Anne. Au début, elle est un peu entre le fantôme et le robot, elle erre dans ces espaces-là sans vraiment voir les personnes. L’idée de faire ces plans séquences un peu flottants permettait de se rapprocher d’un côté d’une forme de réalité virtuelle et de l’autre de la sensation d’être un fantôme, comme si Kelly-Anne faisait un peu ce voyage astral. On est un peu comme le jury dans un sens car les avocats essaient de nous séduire par leurs théories et c’est aux spectateurs de faire la synthèse. Mais cette espèce de détour nous permet aussi de poser les bases du film avant de revenir sur le personnage de Kelly-Anne en montrant aux spectateurs qu’ils ont toutes les cartes mais que l’on se trouve dans sa tête, qu’on s’intéresse à son point de vue. On forme ainsi un long cercle pour revenir à elle. Dernier élément de réponse aussi : pour moi, c’était presque important de démarrer le film par quelque chose ressemblant à une prise d’otage. C’est très procédural, ce n’est pas très excitant d’aller voir un procès. Il fallait donc ressentir tout cela. J’aime l’exploration spatiotemporelle en temps réel. J’aime parfois des longues scènes qui se déclinent, des films qui ont peut-être trop de scènes mais chacune trouve une petite raison d’être. J’aime parfois me poser dans un endroit, vivre et être hypnotisé. Je voulais donc qu’on rentre dans le film, avec un slowburn mais qu’on y rentre presque en hypnose. On fait bouillir la sauce mais la porte d’entrée est avant une forme d’abandon, ne pas savoir où on va se diriger, ce qui contribue à lui donner ce côté un peu angoissant dans la deuxième partie.

En parlant d’angoisse, est-ce que vous aviez des appréhensions sur la tournure prise par le personnage, notamment lors d’une scène en particulier que je ne souhaite pas dévoiler…

J.G. : Je n’ai pas pris cela à la légère. Lors de la première lecture du scénario, je me disais qu’il faudrait faire attention à ce qu’on allait faire mais, concrètement, en terminant la lecture, je crois qu’il y a une réparation. Cela ne veut pas dire que tout finit bien. C’est simplement, après avoir vu un film, on se demande si on veut continuer à vivre. (rires) Je pense qu’on a envie de continuer à vivre, de rencontrer des gens différents et, en allant à la rencontre de mon personnage, j’ai dû développer un genre d’empathie qui fait que je l’accepte et la comprends dès le début. Je ne pense pas que je la juge ni que j’imagine des choses horribles pour pouvoir accéder à ce qu’elle a de pire. Moi-même dans ma vie, il y a des endroits qui me font penser que je ressemble à Kelly-Anne, comme par exemple, on ne peut pas la juger car elle a une tolérance plus haute à la violence au vu du monde dans lequel on vit. On est bombardé de contenus du genre. Même moi, même si j’aime un film, ce n’est pas rare que j’aie besoin de sortir mon téléphone car j’ai besoin de plus de stimulation. On est, je pense, un peu des victimes de notre consumérisme donc je peux la comprendre dans cette optique-là, qu’elle est un peu une junkie à l’adrénaline. Elle n’a plus besoin du monde extérieur, elle trouve sa stimulation dans un monde secret, anonyme, où elle existe beaucoup plus que dans la vraie vie. Ce n’est donc pas une question d’avoir peur de faire ce tournage car je vais me rendre dans un endroit dark mais plutôt jouer avec ma mémoire, les informations sur elle et y aller.

P.P. : Si je peux me permettre, tu as dit quelque chose sur le fait que tu n’as pas trop eu à puiser dans tes problèmes. On a souvent des acteurs qui s’autocannibalisent pour faire un personnage. J’ai l’impression que tu l’as plutôt composée de l’extérieur en fait. Tu peux faire des trucs dark mais en restant protégée. C’est comme de l’observation et de la recherche qui se réincarnent dans ton corps.

J.G. : Mais juste revivre des bobos ne fonctionne pas. Ne serait-ce que d’être présente, autant dans ce que je reçois que ce que je donne, il y a une richesse, une disponibilité à l’imagination et à l’instinct. Il y a eu beaucoup de moments comme ça, même si le film est carré. J’ai eu un espace pour être spontanée mais ça n’a jamais été du « OK, rappelle-toi ta souffrance ! » (rires). L’histoire était riche, l’imagination est venue naturellement.

P.P. : Il y a une scène en particulier, celle de la « transformation » pour rester vague, avec le plan barré sur toi. Tu devais utiliser les verres de contact, gérer les changements, …

J.G. : Il y a une chorégraphie dans tout le film et je dirais que le plus grand défi était que j’étais dans le tournage autant que tout le monde, notamment dans la technicalité de mes mouvements. C’était important d’être ici. Il n’y avait pas la place pour aller me déchirer en écoutant de la musique en attendant de pleurer. C’était plutôt être là et suivre la direction. C’est plus de la force que je suis allée chercher plutôt que de la douleur ou de la faiblesse.

Vous parliez de la consommation de l’image, ce qui se retrouve dans le film. On a ce format qui crée un écran dans l’écran mais également cette gestion du hors-champ pour les images violentes, notamment lors d’une confrontation vidéo. Est-ce que c’était voulu dès le début d’avoir cette approche ?

P.P. : Oui, c’était présent dès le début. Représenter graphiquement de la violence sur jeunes filles, je crois que c’est pour un autre film. Mais cela ne veut pas dire que la scène n’est pas horrible. La scène est horrible, elle doit l’être pour devenir ce wake up call qui touche Clémentine ainsi que le spectateur. Dans un thriller, on connaît les codes, on devient un peu assoiffé de sang nous-mêmes quand on regarde un certain type de cinéma plus dark. Mais quand on arrive au pied du mur de ces scènes vraiment horribles, on se retrouve horribles nous-mêmes à avoir envie de s’en abreuver. J’ai envie que les gens aient envie de voir les vidéos du film, le commentaire est là. Il est méta-textuellement présent dans cet énoncé même. Si ça vous fait réfléchir à votre propre désir de consommation d’images, d’une certaine façon, je pense que le film a un peu gagné. C’est une danse un peu malsaine avec laquelle je me mets à jouer pour le cerveau du spectateur, pas tant malsaine mais un peu sadique. Par exemple, je pense que Kelly-Anne a gagné les gens un peu à l’usure vers la fin du film, on sait que c’est la protagoniste du film et on se met à avoir envie que les personnages réussissent leurs quêtes. Mais là, on a presque envie qu’elle parvienne à avoir une vidéo d’une jeune fille se faisant tuer et la consommer pour elle, ce qui est tout à fait malsain. La logique du film nous amène à l’extérieur et vouloir cela, aussi problématique que soient ses intentions. Pour l’idée du hors-champ, je voulais être pudique au niveau graphique mais cela ne veut pas dire que ce n’était pas difficile. Ça me terrorisait de faire juste le voice acting des filles et d’amener des adolescentes de 13, 14 ans en studio pour enregistrer cela. Je ne suis pas un croyant qu’il faut vivre de vraies émotions pour les rendre crédibles à l’écran. Les jeunes filles sont venues, elles sont reparties souriantes et ont pris du plaisir à tourner. Cela dit, ce qui me terrorisait, c’était cette responsabilité envers le portrait des violences faites aux femmes, qui reste un fléau. La question était donc de savoir si je voulais être un élément de plus qui banalise ça ou plutôt rendre ça tellement horrible pour amener de la réflexion et éviter la banalisation de ce genre d’actes.

Merci beaucoup à Aude Dobuzinskis de Dark Star Presse pour cet entretien. « Les chambres rouges » est disponible dans les salles de cinéma françaises.