Tar est un film d’une densité tellement passionnante qu’il est difficile d’en faire la synthèse sans oublier un élément essentiel. Essayons donc.
Un très grand film sur la vanité de l’humain
D’apparence simple et limpide, le film débute avec une trame apparemment évidente. Une cheffe d’orchestre doit diriger l’orchestre symphonique de Berlin pour livrer la version définitive de la 5e symphonie de Mahler. Elève du grand maestro Leonard Bernstein, Lydia Tar (future Oscar de la meilleure actrice assuré pour Cate Blanchett, son second) fascine par sa maitrise technique et sa très vaste culture. Polyglotte, femme moderne en couple avec la première violon de l’orchestre, mère d’une petite fille, pianiste virtuose, compositrice, elle gère son agenda de ministre à la perfection et les susceptibilités avec aisance. Elle habite un très vaste appartement à Berlin, conduit un bolide hybride et se fait faire des costumes sur mesure, la rançon du succès en somme Le portrait est idyllique… du moins en apparence. Tout au long du film, les certitudes vont se déliter pour dévoiler le moi profond d’un personnage profondément égoïste, menteur et dangereux, très loin donc des apparendes. Le scénario semble d’abord mener le spectateur en bateau alors que tout est dit dès le départ, ce que le spectateur ne comprend donc qu’à la fin. Alors qu’elle doit se rendre à une interview au tout début du film, Lydia Tar patiente dans le couloir, mais non pas patiemment, justement. Sujette à des tics et à des tocs, elle dévoile son moi profond, la bataille intérieure qui se joue et qu’elle tente de camoufler. Elle y parvient fort bien en donnant des réponses d’une pertinence exquise à son interlocuteur, fidèle à l’image qu’elle veut véhiculer, tout en maitrise de soi dans son langage et sa gestuelle; multipliant les références culturelles et ne sortant jamais d’un discours puissant mais convenu, très dans l’air du temps.
Les dangers toxiques de l’apparence
La cheffe d’orchestre unanimement respectée et admirée veut renvoyer une image de perfection, mais le déroulé du scénario va démontrer qu’est avant tout une boule de contradictions, une menteuse patentée, une vraie schizophrène et finalement une vraie comédienne. Très humaine, dans le meilleur et le moins bon, comme chacun finalement, ni mieux, ni moins bien. Ce retournement de situation dure tout le film, d’abord à pas comptés et l’accélération a raison de son personnage public. Jusqu’à la fuite finale. Eriger le film en plaidoyer pour les thèses féministes actuelles est bien réducteur. Le rythme du film et le jeu de Cate Blanchett sont bien plus que ça. L’actrice fascine autant que dans Blue Jasmin et Manifesto avec ses longues tirades enflammées, se hissant au niveau (inaccessible?) d’une Meryl Streep, elle remplit l’écran grâce au scénario super costaud de Todd Field (Nick Nightingale dans Eyes Wide Shut, c’est lui, de là à dire que le sens de la perfection de Stanley Kubrick l’a profondément marqué, il n’y a qu’un pas). L’alchimie fonctionne parfaitement et Todd Field raconte qu’il avait écrit le scénario spécialement pour Cate Blanchett, et que si jamais elle avait refusé, « le film n’aurait jamais vu le jour ». Noémie Merlant fait une apparition des plus réussies ainsi que Mark Strong. Mais la performance de Cate occupe tout l’espace. Victime d’un syndrome de persécution qui se matérialise par des attaques d’abus sexuels ayant conduit au suicide d’une jeune cheffe d’orchestre, Tar perd pied. Et comme le spectateur assiste à 2 énormes mensonges énoncés en toute décontraction, la beauté du personnage se fissure et Tar quitte son piedestal pour devenir tout simplement… humaine. Si banalement humaine qu’elle ne l’accepte pas, se livrant à des excès qui finiront de la désavouer.
Tar est une très belle expérience de cinéma. Les amoureux de culture seront comblés et les amoureux de Cate Blanchett en perdront le sommeil. Réduire le film à des thèses sur la Cancel culture et la place de l’idéologie LGBT est un leurre. Tar est bien plus que ça, et plusieurs autres visionnages seront nécessaires pour finir d’y réfléchir complètement.
Synopsis: Lydia Tár, cheffe avant-gardiste d’un grand orchestre symphonique allemand, est au sommet de son art et de sa carrière. Le lancement de son livre approche et elle prépare un concerto très attendu de la célèbre Symphonie n° 5 de Gustav Mahler. Mais, en l’espace de quelques semaines, sa vie va se désagréger d’une façon singulièrement actuelle. En émerge un examen virulent des mécanismes du pouvoir, de leur impact et de leur persistance dans notre société.